Très ému, Mohamed Bakhtaoui, ancien magistrat de la cour d'Oran, membre fondateur du syndicat des magistrats, a eu les larmes aux yeux quand ses collègues l'avaient sollicité à faire une déclaration devant une centaine de juges, tous révoqués. C'était le 7 mai à Alger, lors de l'assemblée générale constitutive de l'Association nationale des magistrats révoqués. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il affirme que de nombreux juges en activité «ne cherchent qu'à briser le mur du silence pour dénoncer la pression qu'ils subissent». - Vous avez été l'initiateur de la création d'une association des magistrats révoqués. Pensez-vous que l'ensemble des juges révoqués ont fait l'objet d'une décision arbitraire ? Je n'irais pas jusqu'à affirmer qu'ils ont tous été injustement radiés, mais je peux affirmer que l'écrasante majorité de ces décisions ont été prises soit par un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) illégitime et non représentatif, soit sur instruction du ministre de la Justice en personne, et nous avons de nombreuses preuves qui peuvent en témoigner. Une bonne partie de ceux qui ont rejoint l'association ne veulent pas revenir à la magistrature parce qu'ils sont bien là où ils exercent actuellement. Ils veulent juste qu'ils soient réhabilités. Notre association a été créée pour exiger une enquête sur l'ensemble des révocations. S'il y a des magistrats qui ont mérité cette décision, qu'ils assument leurs actes. Notre objectif est la réhabilitation morale des victimes. C'est une question de principe. Dès que justice sera faite, l'association sera dissoute. - Vous avez annoncé le nombre de 237 magistrats révoqués durant la période comprise entre 2005 et 2010. Le ministre de la Justice conteste ce chiffre et parle plutôt de 64 seulement. Avez-vous une explication à nous donner ? Le ministre comptabilise uniquement ce qu'il considère comme étant une révocation ou une radiation. Il ne prend pas en compte les décisions de mise à la retraite anticipée ou d'office ou encore les mises de fin de fonctions qui sont toutes des révocations qui ne disent pas leur nom. J'ai tous les dossiers qui prouvent le nombre que j'ai avancé. - Voulez-vous dire que le CSM n'a jamais été équitable dans les décisions qu'il rend lorsqu'il se réunit en session disciplinaire ? En dépit du fait que la Constitution consacre l'indépendance de la justice, sur le terrain ce principe n'a jamais été appliqué parce qu'on a tout fait pour qu'il y ait un vide juridique qui permet au ministre de la Justice de faire des magistrats ce qu'il veut. Sachez que depuis deux décennies, tous les ministres nommés à la tête du secteur ont marqué leur passage. Il y a eu Mohamed Adami et ses frasques, puis Ouyahia que moi-même j'ai subi, puisque ma révocation en 2001 était liée à une affaire que j'ai traitée en 1997, à Oran, relative à un détournement d'un bien foncier par des personnalités politiques, dont des responsables du RND. En 1999, les mis en cause ont juré de se venger. Ils sont partis voir Ouyahia, dès son installation en tant que ministre de la Justice et, en 2001 le même dossier a été exhumé, et j'ai été révoqué pour, tenez-vous bien, avoir mal géré l'affaire. A l'époque, la composante du CSM n'était pas représentative. Les magistrats attendaient le nouveau statut des magistrats du CSM qui avait été bloqué. Lorsque j'ai reçu la convocation à Oran, pour aller à Alger, j'avais déjà été informé par des confrères que j'allais être révoqué avant même que la décision ne soit prise. Il y a beaucoup d'autres juges qui ont vécu la même dérive. Les magistrats étaient sanctionnés sans qu'ils puissent avoir le droit de se défendre. Cette situation a duré jusqu'en 2006 et toutes les décisions prises par la composante de ce conseil sont jugées arbitraires. Belaïz a lui aussi marqué le secteur de son empreinte. Déjà, lorsqu'il était à la cour d'Oran, il cherchait toujours les noises aux juges qu'il surveillait à la loupe. Il prenait tous les dossiers qu'ils traitaient pour les faire passer au peigne fin dans le seul but de dénicher une toute petite erreur, pour les convoquer et les savonner. D'ailleurs, 80% des sanctions décidées entre 2005 et 2011 sont liées à des erreurs d'ordre professionnel, souvent mineures, qui auraient pu faire l'objet par exemple d'une simple mutation ou dans le pire des cas, une rétrogradation, mais pas une révocation ou une radiation. - Mais depuis 2006, l'avènement du nouveau statut du CSM, il y a eu une nouvelle composante de magistrats. Quel est le rôle de ces derniers au sein de cette haute instance ? Il n'y pas de différence entre les autres composantes à partir du moment où l'élection des membres n'est pas transparente. Les conditions dans lesquelles se déroule le scrutin sont suspicieuses et je dirais même que la liste des élus est souvent connue d'avance. - Voulez-vous dire que les élections par les pairs sont truquées ? Je dirais que les conditions dans lesquelles se déroulent ces élections prouvent que le scrutin n'est pas transparent. Savez-vous qu'après l'opération du vote, les urnes ne sont jamais ouvertes en présence des candidats et des électeurs. Elles sont acheminées vers les cours pour être ouvertes. Qui peut attester que ceux qui ont été élus sont ceux-là mêmes pour lesquels les magistrats ont voté ? - Vous remettez en cause l'indépendance du CSM, comment alors comptez-vous obtenir la réhabilitation de vos pairs ? Nous sommes en train de préparer une lettre au président de la République, en tant que premier magistrat du pays, l'interpellant sur ces dérives. Nous voulons qu'il installe une commission d'enquête composée de parlementaires, de juristes, d'avocats, de personnalités intègres et de magistrats et qu'il rouvre tous les dossiers de révocation examinés par le CSM depuis plus d'une décennie. Ne pensez-vous pas que parmi ceux qui ont été radiés, il puisse y avoir des magistrats auteurs de graves dérives ? Je sais que parmi les magistrats révoqués qui ont rejoint l'association, il y a ceux qui méritaient la sanction. Je ne peux pas les exclure, mais ils doivent savoir que notre objectif est d'arriver d'abord à une commission d'enquête dont la mission est de faire le tri afin de ne réhabiliter que ceux qui le méritent. - Quelle est la position du syndicat des magistrats par rapport à vos revendications ? J'ai été membre fondateur de ce syndicat et j'ai fait partie des assemblées générales de l'époque de Berrim et de Tayeb Louh, entre 1994 et 1999 et je peux vous dire que l'organisation n'est plus ce qu'elle était. Son bureau exécutif est choisi selon le bon vouloir du ministre. Tayeb Belaïz n'accepte jamais un conseil qui risque de faire dans l'opposition. Sachez que le syndicat, par la personne de son président, Djamel Aïdouni, a été invité à l'assemblée générale du 7 mai. Au début, il nous a déclaré qu'il assistera aux travaux, mais il a brillé par son absence. Finalement, aucun membre du bureau exécutif n'est venu. Quelle lecture pouvez-vous faire de cette absence ? La vocation d'un syndicat est de protéger les magistrats et de les défendre jusqu'au bout. Si ce n'est pas le cas, il n'y a pas lieu d'exister. - Vous dressez un constat alarmant de la justice au moment où le ministre boucle ses dix années de réforme de la justice. Peut-on dire qu'il a failli à sa mission ? J'ai été surpris par le nombre important de magistrats révoqués qui rejoignent notre organisation, mais aussi des confrères encore en activité qui ont peur pour leur carrière. Des dizaines de juges, pas seulement de l'Ouest d'où je suis, mais de l'Est et du Centre, qui ne cherchent que l'occasion pour briser le mur du silence et protester contre le climat d'injustice qu'ils subissent. L'indépendance du juge est un leurre. Le ministre continue d'exercer des pressions sur ceux qui osent faire leur travail d'une manière équitable et juste. La réforme pour bon nombre de magistrats a failli parce qu'elle les a privés de leur indépendance. Il ne suffit pas de doter les tribunaux et les cours de micros, ou de former à la chaîne des juges pour rendre la justice au sens large du terme. Le plus important, c'est de préserver le magistrat de toute dérive et de toute interférence qui puisse limiter son pouvoir discrétionnaire pour le réduire à un simple exécutant. - Selon vous, il n'y a pas que l'inspecteur général, dénoncé par les magistrats, qui doit partir du fait que les responsabilités de telles dérives incombent également au ministre ? L'inspecteur général n'est qu'un pauvre pion entre les mains du ministre et du président de la Cour suprême. Sauf que l'inspecteur général n'est qu'un pion. Il ne faisait que ce que le ministre et le président de la Cour suprême lui dictent. Le jour où il parlera, il provoquera un séisme. Il n'agissait que sur instruction, au vu et au su de tout le monde, y compris le ministre. Ce n'est qu'un bouc émissaire. Les responsabilités de telles dérives incombent en premier lieu au ministre.