Même si l'imagination, surtout celle des écrivains, se veut débridée, sans garde-fous, elle est vite rattrapée par les tenants du jeu politique sous toutes les latitudes. Ainsi en est-il de cet enfant de la noblesse anglaise, perdu quelque part dans la jungle africaine et qui, grandissant au milieu d'une faune sautillante, rampante et glapissante, devint l'audacieux et l'intrépide «Tarzan». Edgar Rice Burroughs (1875-1950), qui en est le père, ne pouvait pas espérer une carrière aussi brillante pour son rejeton imaginaire, de même qu'il ne pouvait s'attendre à ce que le monde du business, donc de la politique, mette la main sur son œuvre pour la canaliser dans un sens précis et à sa guise. J'ai passé une quinzaine de soirées à revoir toute la série des «Tarzans», réalisée entre 1932 et le milieu des années quatre-vingts du siècle dernier. Il ne manquait à ce lot que le grand Herman Brix (1906-2007). Quant aux Johnny Weissmuller (1904-1984), Buster Crabe (1908-1983), Lex Barker (1919-1973), Gordon Scott, (1926-2007), et autres acteurs, chacun dans son style et sa manière d'affronter les dangers de la jungle, m'a donné beaucoup à réfléchir sur cette relation entre la littérature et la politique, entre le savoir proprement dit et les différentes gouvernances de par le monde. Je crois que mon admiration pour «Tarzan», à l'instar de tous les jeunes du monde, est restée la même, peut-être aussi parce qu'on ne peut pas oublier son enfance et sa prime jeunesse. Toutefois, «le front de l'esclave noir collé à la botte du maître», pour reprendre le poète soudanais, Mohamed Al-Fitouri, m'a révolté tout au long de ces projections cinématographiques. «Tarzan» est à la fois présent et absent, car il n'est en fait qu'une espèce de coursier lancé dans une bataille, victorieuse bien sûr, mais pour le compte d'une vision du monde très précise : le monde occidental dans sa grandeur impériale et impérialiste de la première moitié du siècle dernier. L'Occident, c'est là son affaire, voulait se surpasser encore au travers de «Tarzan», quitte à se jouer de tous les esprits, à bafouer toutes les lois et les coutumes. L'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine étaient entre ses mains, il en faisait à sa guise, maniant son scalpel avec froideur comme pour se donner une nouvelle dimension, inhabituelle celle-là, dans le cycle de tout ce qui est vivant.
Edgar Rice Burroughs n'est peut-être pas à plaindre, dès lors que son but premier était de donner libre cours à sa propre imagination et à celle de tous les enfants du monde occidental principalement. Il était alors de tradition de songer à se donner un complément de liberté tel que l'avait fait son contemporain, Rudyiard Kipling (1865-1936), dans Le livre de la jungle. Le cinéma, cette nouvelle arme entre les mains des politiciens, s'en était saisi pour mettre la littérature à son service. N'est-ce pas que le sens de «sit in polis» (allons vers la ville), du grec ancien, a été dénaturé dès la naissance des premières villes en Asie Mineure ? En regardant le dernier film de cette longue série de «Tarzans», il m'est revenu à l'esprit ce passage d'une lettre adressée par l'éminent savant musulman, Al-Bîrunî (973-1048), à son ami, le philosophe et médecin, Ibn Sina (980-1037) : «Entre les mains des pseudo-mécènes, nous ne sommes, en vérité, que de simples brindilles !» Le premier était incorporé dans l'armée d'un grand conquérant de l'Asie centrale, alors que le deuxième fuyait ce même conquérant. «Tarzan», lui, ne voulait-il pas être un être humain plutôt qu'une brindille ? [email protected]