Lorsqu'on analyse en profondeur une institution à but non lucratif, une entreprise, un secteur d'activité ou un pays, on devient familier avec sa manière de penser et d'agir, ses priorités, ses mécanismes, bref, sa culture toute entière. Il en est de même lorsqu'on examine de près les décisions de politiques économiques d'un gouvernement.On peut repérer en filigrane les «logiques» qui ont prévalu lors des différents choix, les modes de pensée, les compromis et comprendre au fond pourquoi on a pris des options bonnes et parfois moins bonnes. Nous pouvons alors pronostiquer ce qu'il va en advenir de notre économie ; en l'absence de ruptures profondes avec les modes d'organisation et de prise de décisions. On devient donc familier avec le mode de production des décisions. A ce moment-là, il devient plus facile de pronostiquer les prochains choix. Mais malheureusement, ceci ne nous permet nullement de peser positivement sur l'évolution des événements. On peut décrypter l'ADN de nos institutions économico-politiques sans pour cela savoir comment la modifier. On peut prévoir le cours des événements sans possibilité de les dévier. Problématique d'ensemble Voyons à travers quelques choix de politiques macroéconomiques les logiques qui avaient prévalu aux grands choix de nos décideurs. Nous identifions alors les postulats sur lesquels reposait le processus décisionnel. Ils sont au nombre de trois. Nous pouvons les résumer à peu près ainsi : 1. Le tissu institutionnel disponible ainsi que les mécanismes dont il est doté sont capables d'exécuter les décisions de politique économique prises par le gouvernement ; 2. Les ressources humaines disposent des qualifications nécessaires ou sont en train de les acquérir rapidement pour rehausser la compétitivité de notre pays ; 3. Le type de management pratiqué au sein de nos entreprises et de nos administrations est suffisamment au point pour faire évoluer notre pays au rang de pays émergent. Si les trois postulats étaient corrects, alors le développement serait seulement une question de temps et de ressources. L'Etat aurait joué son rôle. Il a mobilisé les moyens conséquents. De 2000 à 2014, l'Etat algérien aurait dépensé plus de 500 milliards de dollars en programmes de tout genre, en plus des dépenses budgétaires normales. Mais aucun des postulats sur lesquels repose la réussite de ces programmes n'est valide. Les trois sont si éloignés de la réalité que parier sur le développement du pays, tout simplement en mobilisant d'énormes ressources serait un risque majeur. Prenons rapidement chacune des trois convictions énoncées, à commencer par le tissu institutionnel. Je m'étais intéressé depuis la fin des années quatre-vingt aux formes d'organisation des Etats qui produisent des réussites et celles qui enfantent les échecs. Je ne peux qu'essayer de résumer des aspects complexes. Parmi les caractéristiques essentielles des Etats qui réussissent, nous en avons deux qui sont fondamentales, à savoir 1. L'existence d'une «institution cerveau» qui regroupe la meilleure intelligence du pays, reçoit les objectifs politiques (des centres de décision), dialogue avec tous les acteurs pour produire des stratégies et des modes opératoires d'exécution. Cette institution est d'autant plus indispensable lors des processus de transition ou de développement. Les pays industrialisés remplacent cette institution par un réseau d'entités de recherche, de think tanks et de modes de coordination efficaces 2. Une séparation judicieuse entre les décisions techniques et les décisions politiques. Par exemple, orienter les crédits vers l'investissement productif peut être une décision de bonne politique, mais nommer des directeurs de banque est une décision technique. Partout où la politique pollue l'économie, des dérapages terribles sont à craindre. Dans l'analyse comparative que j'ai menée, je suis arrivé malheureusement à la conclusion suivante : «L'Algérie est un pays organisé pour demeurer sous-développé» (A. Lamiri : Crise de l'économie algérienne). Nous avons une multitude d'institutions insuffisamment pourvues en ressources humaines et qui produisent une multitude de mini plans souvent contradictoires. Je prends un exemple simple. Le développement de la PME est considéré comme un objectif politique stratégique. L'analyse des affectations des crédits bancaires montre que l'investissement productif pour la création et le développement des PME reçoit moins de 10% des ressources allouées. Si on déduit des crédits alloués à l'économie, les importations, les crédits de complaisance accordés au secteur public et les montants à court et à moyen termes, il reste moins de 10% qui vont vers l'investissement productif au profit de la PME/PMI. Nous avons là un exemple de contradiction entre les intentions de l'Etat et le mode de fonctionnement du secteur financier. On peut trouver des milliers d'exemples dans tous les secteurs. L'Algérie dépense d'énormes ressources pour le développement humain. Mais nous avons exagéré dans le «hard» au détriment du «soft». Et pourtant ! C'est ce dernier qui est plus important. Mieux vaut avoir 100 ingénieurs super compétents qui innovent, créent des start-up, exportent que 10 000 cadres peu compétents qui deviennent des cas sociaux. Heureusement que la situation est corrigible. Nos ressources humaines ont besoin seulement d'investissements de recyclage pour se mettre à niveau. Mais cet investissement supplémentaire en qualité tarde à se préciser. En attendant, on ne crée pas suffisamment de compétences compétitives et donc on se condamne à demeurer peu concurrentiel. Quant au dernier postulat qui concerne le mode managérial, nous avons un retard qui s'évalue en décennies. Et ce, dans tous les domaines. Que ce soit en «Business Management» ou en gestion des institutions à but non lucratif. Les craintes futures Tant que nous continuons à croire en ces fameux postulats, il est à craindre que nous continuerions de produire des décisions qui vont vite déraper sur le terrain. Nous sommes probablement à la veille de remettre en cause les politiques économiques qui ont prévalu ces dernières années. Bien sûr qu'on ose à peine dire que les fameux plans de relance ont échoué lamentablement. Nous aurons l'équivalent de 150 milliards de dollars d'équipements pour les 500 milliards dépensés et l'économie hors hydrocarbure peine à se dessiner. Les trois postulats ne sont pas les seuls responsables de l'échec. Nos stratèges ont commis une erreur d'amateur : on ne fait pas une politique de demande dans un pays encore sous-développé, aucun économiste ne le préconise (bien que Stiglitz pense qu'elles peuvent réussir seulement pour les pays émergents, et nous n'en sommes pas un). Nous avons donc une erreur de conduite des politiques macroéconomiques combinée à ces trois postulats qui nous a fait perdre beaucoup de temps et de ressources.Probablement nos stratèges vont maintenant essayer la politique de l'offre (crédits, taxes et incitations diverses pour encourager la création et le développement des entreprises). C'est ce qu'on aurait dû faire il y a douze ans. D'autant plus que dans les pays sous-développés, l'offre crée la demande, mais cette dernière n'induit pas l'offre. Mais mieux vaut tard que jamais. On va donc corriger une erreur de politique macroéconomique infantile (que nous avons décriée dès l'annonce de ces programmes). Mais il est très probable que l'on fasse les trois erreurs suivantes : 1. Opérer des ajustements institutionnels mineurs au lieu de la réingénierie globale dont nous avons besoin 2. Investir très peu dans la qualification des ressources humaines au lieu d'un «Plan Marshall» dans ce domaine. On va continuer à investir dans le hard (béton) mais peu dans le soft (améliorer la qualité et la compétitivité de nos ressources humaines) 3. Introduire des améliorations managériales mineures et considérer que c'est surtout la volonté et les ressources qui produisent des résultats. Or on sait que le management est la ressource des ressources ; celle qui permet de créer de la richesse à partir des inputs. Sans management, on ne peut que dilapider et détruire des richesses. Les études économétriques le prouvent. Les fonctions de productions classiques modélisées et estimées contiennent 60% d'erreurs. Le volume des ressources utilisées (finance, équipements, main-d'œuvre) explique uniquement 40% de la production mondiale. 60% s'expliquent par les pratiques managériales. Or en Algérie, soit on ignore ce phénomène, soit on fait comme s'il n'existait pas. A Quoi faut-il s'attendre ? Si on fait une politique de l'offre avec les mêmes postulats, dans dix ans nous aurons un nombre plus important d'entreprises et les meilleures grandiront plus rapidement. La situation s'améliorera un peu, mais nous serons très loin des pays émergents. Tout comme nous avons actuellement plus d'équipements (même si c'est trois fois moins que la normale) mais pas le développement, nous obtiendrons un léger meilleur climat d'affaires sans avoir la possibilité d'accéder au rang de pays émergent. Les chercheurs et les analystes ont une grande responsabilité dans l'éclairage des décideurs. Il faut leur faire comprendre que s'ils ne s'attaquent pas aux fondements, les répercussions des plans et des programmes mis en œuvre seront tout simplement dérisoires. Il faut revenir à ce qui compte vraiment. Ce qui est important pour la compétitivité d'un pays, c'est le développement humain, le management, la recherche et développement, l'innovation, l'information bref un ensemble d'intangibles. Par exemple, un pays ne peut jamais se développer au-delà de ce que son système universitaire lui permet, qualitativement parlant. Aller vers l'offre est un sérieux correctif qu'il faut encourager, mais si on ne n'améliore pas le triptyque : ressources humaines, management et architecture institutionnelle une autre terrible déception nous attend. Nous allons faire dérailler les politiques de l'offre sans savoir pourquoi. J'espère que cette fois-ci je me trompe. Mais si tel n'est point le cas, alors nous sommes partis pour une autre décennie de gaspillage.