Bariza Khiari est sénatrice socialiste de Paris depuis le 26 septembre 2004 et juge à la Cour de justice de la République. Elle est aussi vice-présidente de l'Assemblée des parlementaires de la Méditerranée et membre du groupe d'amitié France-Algérie du Sénat. Elle est également chevalier de l'Ordre national du Mérite depuis 2001. - Qu'est-ce qu'être Français en 2012 ? Je crois que c'est à Benjamin Franklin que l'on attribue cette phrase : «Tout homme a deux pays, le sien et la France.» Ce qu'il voulait dire par cette annonce, c'est que la France a une vocation à l'universel et que tout homme doit pouvoir se reconnaître dans ce message. Je veux espérer qu'en 2012, cette phrase retrouvera son sens, et qu'être Français à cette date, ce serait renouer avec les idéaux de la République française et la capacité à proposer des solutions nouvelles au monde. En d'autres termes, assumer l'universalisme, sans volonté de donner des leçons. Ce n'est pas en étant repliés sur nous-mêmes ou en désignant des boucs émissaires que nous parviendrons à mettre un terme à la crise qui secoue notre pays. J'ai signé un appel pour une France multiculturelle, je pense que cela est toujours d'actualité. La France s'enrichit de sa diversité. Un pays ne se construit pas sur ce qu'il n'est plus. Etre Français en 2012, c'est accepter ce métissage tout en conservant ce qui fonde notre identité profonde : notre volonté de vivre ensemble dans le respect de chacun. Pour ma part, je me considère citoyenne française restée en fidélité avec la tradition qui m'a portée. Ces identités multiples constituent la richesse d'un pays. - La binationalité «franco-maghrébine», «franco-musulmane» constitue-t-elle un danger pour la cohésion de la France, comme l'affirment l'extrême droite et une partie de l'UMP ? Permettez-moi d'abord de préciser qu'il n'y a pas de bi-nationalité franco-musulmane. L'Islam est une religion au même titre que le catholicisme, pas une nationalité. C'est l'extrême droite qui entretient volontairement une confusion entre le musulman et le Français d'origine étrangère ou l'immigré, pour mieux stigmatiser les deux et se servir de l'Islam comme repoussoir. Parler de bi-nationalité franco-musulmane, c'est donc donner raison aux extrémistes ; je m'y refuse. Pour ce qui concerne la binationalité, je ne crois pas qu'elle représente une quelconque menace. La binationalité est une richesse pour un pays, une preuve d'ouverture et de tolérance. Historiquement, ce sont bien les sociétés les plus ouvertes qui ont prospéré ; celles qui ont estimé que l'échange, qu'il soit économique ou culturel, était un élément important et constitutif d'un rayonnement civilisationnel. Le déclin a toujours été provoqué par une fermeture progressive aux autres. Nous devons garder ce schéma à l'esprit pour ne pas le reproduire. Nous ne devons pas nous refermer sur nous-mêmes, car ce serait la mort de notre civilisation faite de brassages et d'échanges. - Vous qui êtes d'origine algérienne, comment réagissez-vous à cette sommation que ces courants politiques veulent imposer aux Français d'origine maghrébine et aux postulants maghrébins à la nationalité française ? On ne peut qu'être mal à l'aise devant ce qui semble bien être une constante depuis quelques années. Nous avons eu droit à la querelle sur la viande halal, sur la burqa, sur l'identité nationale, puis le débat sur la laïcité versus Islam. On pensait en avoir fait le tour, mais voici que l'on nous sort maintenant la question de la binationalité. Cette séquence, qui ne doit rien au hasard, est préoccupante. Elle semble viser à insécuriser les Français d'origine étrangère et les immigrés qui vivent sur notre sol. Elle donne l'impression aux étrangers qu'ils sont de moins en moins les bienvenus sur le territoire français, message désastreux sur le long terme quand on sait que l'on cherche à attirer, dans le même temps, les chercheurs, étudiants et ingénieurs étrangers. Je doute sincèrement que l'on puisse être attractif auprès de ces populations quand on affiche une politique caractérisée par l'intolérance et la stigmatisation. Il y a une vraie contradiction entre la politique externe et la politique interne de la France ; contradiction qui rend illisible son action dans le monde arabe, notamment. Comment vouloir faire l'Union pour la Méditerranée en stigmatisant jour après jour les citoyens français de culture arabo-musulmane ? La diabolisation de l'Islam, considéré comme une idéologie à combattre, est une impasse. - La remise en cause sélective du principe de binationalité serait-elle une manœuvre électorale ? Qu'en est-il du principe républicain français fondé sur le rassemblement fédérateur de tous les Français ? A l'évidence, la majorité cherche à attirer à elle un électorat parti vers l'extrême droite. Dans leur très grande majorité, les Français ne sont pas dupes de cette manœuvre. Cependant, tout est bon aujourd'hui pour stigmatiser les étrangers. Nous en sommes à la sixième loi sur l'immigration en neuf ans. Une loi supplémentaire qui durcit encore davantage les conditions d'entrée sur le territoire, fait de l'étranger un justiciable de second rang et attaque notre modèle d'accueil. La droite se fourvoie dans cette politique, tant on a démontré son incohérence. Ce n'est pas la fermeture des frontières qui réduit l'immigration, mais la possibilité, pour les immigrés, de pouvoir quitter aisément le pays d'accueil avec la possibilité d'y revenir ensuite. La droite est en train de casser notre modèle et de fabriquer un ennemi intérieur qui serait le musulman pour de simples calculs électoraux. Et cela est plus que regrettable. - Le ministre de l'Intérieur veut réduire l'immigration de travail ? Est-ce la bonne manière de résoudre le problème du chômage en France ? Le ministre de l'Intérieur a été contredit le lendemain même de son intervention par sa collègue du ministère de l'Economie, qui affirmait que l'immigration de travail était bénéfique pour notre pays et que les immigrés constituaient une main-d'œuvre nécessaire au bon fonctionnement de notre économie. Cet avis est également partagé par Mme Parisot, présidente du patronat français. On sait d'où vient l'expression 3 millions d'immigrés, 3 millions de chômeurs. Une fois de plus, c'est l'extrême droite qui dicte la partition politique de l'UMP. Le chômage en France ne s'explique pas par l'immigration. Notre pays souffre d'un chômage structurel élevé ; ce qui est la conséquence d'un déséquilibre de long terme entre la formation d'une population et les emplois proposés et également de choix politique, qui n'ont pas suffisamment stimulé la croissance pour générer de l'emploi. - Quelle est la position du parti socialiste, qui ne s'est pas vraiment exprimé, sur ces questions de binationalité et d'immigration ?
Je serai curieuse de savoir ce qui vous fait dire que le Parti socialiste ne s'est pas exprimé sur ces questions. Lorsque le rapport Goasguen, qui préconisait la suppression de la binationalité, a été connu, plusieurs élus socialistes ont fait connaître immédiatement leur opposition aux préconisations de ce rapport. Par la voix de son secrétaire national aux droits de l'homme, Pouria Amirshahi, le Parti socialiste a condamné cette régression, en complet décalage avec l'évolution actuelle du monde. En ce qui concerne l'immigration, le Parti socialiste a, dans son programme, émis un certain nombre d'idées, notamment celle de sécuriser les mobilités migratoires et les allers-retours des étudiants et saisonniers, ainsi que celle d'établir une progressivité dans la durée des cartes de séjour. Ces propositions ont été adoptées à l'unanimité par le conseil national du PS. Notre Parti avance sereinement sur ces questions, en prenant le contre-pied de la politique actuelle qui ne donne manifestement aucun résultat. La crédibilité sur ce sujet a changé de camp. - Comment analysez-vous l'ouverture démocratique dans les pays arabes et maghrébins ? Comment la soutenir ? Par quelles actions et initiatives ? En tant que vice-présidente de l'Assemblée des parlementaires de la Méditerranée, je suis toujours soucieuse d'établir des ponts entre les deux rives d'une mer, qui doit être un lien et non une frontière. Je vois dans les révoltes, qui secouent le monde arabe, la fin d'une ère où les peuples se laissaient dicter leurs destins par d'autres. Ces peuples ont certes mis un terme à la colonisation, mais ils ont eu ensuite de nouveaux maîtres. Ces nouveaux maîtres étaient plus difficiles à démasquer parce qu'ils n'avaient pas le visage de l'étranger. Il a donc fallu un certain temps avant que les peuples arabes ne prennent conscience que des droits et des espaces de liberté leur étaient confisqués. Obsédé par l'intégrisme, l'Occident a cautionné la privation des libertés dans ces pays en plus d'être complice de la théorie selon laquelle la foi musulmane serait incompatible avec la démocratie. Ces révoltes participent à réduire les préjugés tenaces envers les populations arabo-musulmanes. Pour ma part, je suis heureuse de cette dignité retrouvée. Aujourd'hui, l'opinion publique peut enfin s'exprimer dans ces pays, et c'est une excellente nouvelle parce que les peuples ont pris leur destin en main. Nous devons les accompagner dans leur démarche. Cependant ne comptez pas sur moi pour vous proposer un kit clé en main de soutien aux révolutionnaires. Je ne pense pas que les initiatives et actions doivent venir de nous, mais des populations libérées. Notre principale tâche pour l'heure est de les écouter, de comprendre leurs besoins, pour y répondre ensuite de manière adéquate. - Comment le groupe d'amitié France-Algérie du Sénat, dont vous êtes membre, peut-il contribuer à la normalisation des rapports entre les deux pays ? Alors que nous sommes à la veille du cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, la question de la reconnaissance par l'Etat français de sa responsabilité coloniale en Algérie ne devrait-elle pas être posée et réglée ? La visite des membres du groupe d'amitié Algérie-France du Conseil de la nation, présidé par cette grande militante qu'est Mme Zohra Drif-Bitat, se déroule sous les meilleurs auspices, et est de nature à refonder des liens. Le groupe d'amitié France-Algérie du Sénat prépare déjà des initiatives à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'indépendance. Je crois que le jour où nous arriverons à écrire une histoire commune de cette période, un grand pas aura été fait. C'est en conciliant nos mémoires, en parvenant à pacifier les esprits, que nous réussirons ce passage difficile. François Furet avait un jour demandé que la Révolution française puisse, enfin, entrer dans l'histoire pour que les élus et le peuple aient un rapport pacifié à cette période, plutôt que de sortir chaque évènement de son contexte pour mieux le politiser. Je crois que le problème est similaire avec la guerre d'Algérie et la période coloniale ; essayons de faire entrer cette période dans l'histoire et écrivons-la ensemble. Quand les deux rives seront en accord sur une version, nous serons capables d'avancer sereinement, et ce désir d'avenir qui se manifeste des deux cotés de la Méditerranée pourra, dès lors, prendre sa pleine mesure.