L'inquiétude face au désordre mondial doit se garder de la peur, mauvaise conseillère. La stigmatisation et l'accent mis sur un seul type de risque sont une diversion, par rapport aux problèmes politiques. Si l'on veut penser les perspectives de la relation euroméditerranéenne, le dialogue doit dénoncer toutes les dérives. La gestion de la Méditerranée comme un espace humain commun est le défi. Aucun groupuscule, comme les racistes, d'une part, et les extrémistes politico-religieux, d'autre part, ne doivent altérer les relations entre les deux rives. Tout dialogue doit prendre en considération un préalable, celui de mettre fin aux amalgames. Le citoyen de la rive Sud, souhaite que son voisin de la rive Nord sache : Premièrement que l'extrémisme politico-religieux n'est pas l'Islam, même si les extrémistes parlent en son nom. C'est une usurpation. D'autant que les plus nombreuses victimes de cette monstruosité sont les musulmans eux-mêmes. Dans mon pays, on sait cela, pour l'avoir combattu et vaincu grâce au fait, d'abord, que l'on n'a pas confondu entre islamisme et Islam et encore moins entre terrorisme et Islam. Et hier notre combat anticolonial n'a pas confondu entre l'Etat colonial et le christianisme. Tout comme l'inquisition, le fascisme, le colonialisme ne sont pas dans l'Evangile, ni le goulag dans Marx, le terrorisme n'est pas dans le Coran. Deuxièmement, les régimes arabes, pour la plupart autoritaires, par-delà leur caractère hétérogène, et des efforts, pour certains, comme l'Algérie, de se réformer, ne sont pas la société, qui, majoritairement, aspire aux valeurs démocratiques universelles. Reste à travailler aux changements, par la négociation interne, entre les forces politiques et aussi la société civile, et non par l'ingérence. Rien, par rapport à nos références ne s'oppose à la liberté comme fondement de l'existence. Troisièmement, le courant dit « moderniste », malgré son opposition aux forces rétrogrades, ne représente pas le peuple qui, lui aussi, refuse l'extrémisme, mais recherche la modernité et l'authenticité, le progrès sans perdre ses racines. Il s'agit d'assumer les changements, sans pour cela passer à l'Ouest, modèle en crise. Ainsi, nous sommes confrontés à trois difficultés du monde musulman : L'idéologie politico-religieuse qui pratique la fermeture, sous prétexte de répondre aux injustices, à la violence des puissants et à la perte de sens. Les régimes en place, tentés par la pérennité de la démocratie de façade et l'autoritarisme, par crainte de l'instabilité, ou par appétit insatiable de pouvoir. Les « modernistes » coupés des masses, soumis à la tentation de l'occidentalisation effrénée et du libéralisme sauvage, sous prétexte d'émancipation. Sur le plan externe, à cause de la volonté d'hégémonie sur le monde et une sorte d'égoïsme, nourris par la suprématie technologique, les impératifs du marché et le recul de l'interconnaissance, les handicaps sont : La déformation de nos valeurs respectives. La politique des deux poids et mesures. Les hésitations de la rive Nord à engager un vrai dialogue, à imaginer de vraies négociations. L'insuffisance notoire des aides financières en direction du Sud. Le désordre mondial, marqué par le recul du droit, concerne tous les peuples. Cependant, en dialogue avec nos voisins, sans ressentiment, les problèmes peuvent êtres résolus. Retrouver une nouvelle Andalousie, ce n'est pas une utopie. Les atouts de la rive Sud sont : La jeunesse de la population, assoiffée de savoir et de progrès. Une culture ancestrale de la résistance à la dépersonnalisation, L'appartenance à la Méditerranée. Les projets de partenariat, comme le processus Euro-Med et de règlement de questions politiques, comme celle du Moyen-Orient, sont en panne, au moment où l'on a besoin les uns des autres. Malgré des progrès prodigieux, aujourd'hui il n'y a pas de civilisation. Les valeurs abrahamiques, d'un côté, et humanistes, de démocratie, d'un autre côté, influent de moins en moins. Le risque d'aggravation des inégalités et de la déshumanisation est un des traits de notre époque. La morale, l'éthique, la religion sont sorties de la vie. L'acte politique d'être un peuple responsable est remis en cause. En conséquence, les êtres épris de liberté, de justice et de sens ont pour tâche de repenser un nouveau rapport au monde,et non pas tomber dans le piège de combats d'arrière-garde. La mondialisation renvoie à tous les domaines, seul on ne peut pas y faire face ni raisonner les gens désespérés s'ils restent réprimés, dominés ou étrangers à la vie de la cité. Notre avenir est lié Depuis des siècles, en dépit des antagonismes, la proximité des peuples « arabes » avec les peuples « européens » est édifiante. Les dérives de la modernité et de nos traditions ne peuvent être corrigées par l'unilatéralisme, mais par l'action commune, fondée sur une juste compréhension de l'articulation à réinventer entre le spécifique et l'universel. Ce n'est point se montrer antioccidental que de s'opposer aux situations politiques injustes, comme celles en Irak, en Palestine et en Tchétchénie, aux dérives du libéralisme sauvage et à celles de la modernité. Et ce n'est point être antireligieux que de critiquer l'instrumentalisation de la religion. Des différences existent entre le monde musulman et le monde occidental, le choc, lui, n'existe pas. C'est une diversion. La mondialisation s'est affranchie des questions politiques et des valeurs de l'esprit. Elle généralise la sécularisation et libère des énergies : c'est positif. Mais nie le droit à la différence et réduit le politique. Sur le plan du sens, le point inquiétant est donc d'ordre moral. Il y a de moins en moins de liens entre la conception du citoyen moderne et le sens auquel les peuples monothéistes, en général, et musulmans en particulier, sont attachés. Ce n'est pas la fin du monde, mais la fin d'un monde. Il nous faut le comprendre et inventer un autre qui échappe à toute fermeture et idolâtrie. Aujourd'hui, la mondialisation, ce n'est pas simplement la sécularisation, mais la déshumanisation, la déspiritualisation, la désignification. Sur le plan politique, le corps social est chargé du niveau d'exécution. Cette dépolitisation de la vie est sans précédent : elle remet en cause la possibilité de faire l'histoire, d'être un peuple responsable, capable de décider, de donner force à un projet de société choisi après débat. Dans le monde développé, en effet, en dépit des débats démocratiques, de la légitimité des institutions, de la prédominance des droits de l'homme, la possibilité d'exister en tant que citoyens responsables, participant à la recherche collective et publique du juste, du beau et du vrai, semble de plus en plus problématique. Nous n'avons d'existence politique, ni au sens moderne, ni au sens abrahamique. Situation aggravée, par les actes belliqueux de puissants, et la réaction suicidaire de faibles. Sur le plan du savoir, l'aspect inquiétant est la remise en cause de la possibilité de penser. Un monde sans horizon La mondialisation vise à maîtriser toutes choses par l'exploitation des sciences exactes, appréhendées comme les seules qui soient pertinentes pour le développement. La réduction de l'aptitude à assumer l'interculturel et l'interdisciplinarité, les dérives en matière de manipulation de la nature et l'oubli que sciences sans conscience n'est que la ruine de I'âme, en sont les reflets. La mondialisation se veut totale. Elle cherche une domination totale, même si ce totalitarisme insidieux ne se présente plus sous sa forme brutale. Elle évacue la morale, mais aussi le politique, pour modeler tous les systèmes sur les besoins des entreprises commerciales, sans contre-pouvoir ni projet alternatif de société. Déculturation, dépolitisation, déspiritualisation, trois figures d'un monde sans horizon, auxquelles répondent des réactions irrationnelles, xénophobie, d'un côté, fanatisme, de l'autre. Nous pouvons encore décider que le temps de notre histoire, c'est le nôtre, qu'il n'est jamais donné, qu'il n'appartient ni à une tradition fermée ni au marché-monde. Inquiet, mais ouvert, plus que jamais, à l'alliance des civilisations.