Depuis plus de deux mois, ils ne quittent plus la Puerta d'El Sol, cette place madrilène qui a vu naître le Mouvement du 15 mai, créé par des millions d'«indignés» contre le «néolibéralisme». Devenue le symbole de la contestation, cette place s'apprête à accueillir, les 22 et 23 juillet, des centaines de milliers de mécontents contre le système économique et le pacte de l'euro… Madrid (Espagne). De notre envoyée spéciale Ni le soleil de plomb ni cette chaleur du mois de juillet qui avoisine les 40°C ne dissuadent les nombreux Madrilènes de rejoindre quotidiennement la place Puerta d'El Sol, appelée communément Sol, située au cœur même de la capitale espagnole. Certes, ils ne sont plus aussi nombreux qu'il y a deux mois, après la manifestation du 15 mai. Cependant, ils sont quelques dizaines en semaine et des centaines le week-end à se regrouper autour de l'imposante statue du roi d'Espagne Carlos III (1716-1788) sur le dos de son cheval mais aussi face au siège de l'exécutif de la municipalité de Madrid, dont l'accès est bouclé par un important dispositif policier. Deux tentes, l'une décorée de pancartes, dessins et articles de presse et l'autre de fresques d'artistes ou de sympathisants du mouvement, sont encore dressées en plein milieu de la place en dépit des pressions exercées par les autorités madrilènes pour son évacuation. Depuis une semaine et alors que tout le monde présageait l'essoufflement total de cette vague de contestation, des centaines de milliers d'Espagnols, à travers de nombreuses villes et nombreux villages, sont déjà en route vers Sol. Ils doivent s'y regrouper le 22 juillet pour prendre part à la marche du «million» de manifestants prévue le 23 juillet. Pour certains, le défi est utopique. Pour d'autres, il est réalisable vu le nombre important de personnes déjà en route et de celles qui viendront de Madrid et sa périphérie. Réussir cette action en pleine période de vacances est le leitmotiv de tous les activistes avec lesquels nous nous sommes entretenus sur place. L'action, disent-ils, prépare la grande manifestation prévue le 15 octobre prochain, qui devrait drainer plus d'un million de participants avant l'organisation d'une grève générale. Les dernières semaines ont été mises à profit pour s'organiser, s'implanter dans les quartiers et les villages les plus reculés afin de mobiliser «l'Espagne profonde» contre «les mesures drastiques du libéralisme anarchique». Des pancartes affichées un peu partout, des pétitions signées par des milliers d'Espagnols contre l'alliance politico-financière circulent non seulement sur la Toile et mais aussi dans de nombreux quartiers de Madrid. Il s'agit de faire participer les citoyens «à l'exercice de la démocratie de manière pacifique et organisée». A ce titre, des groupes de travail consacrés, chacun en ce qui le concerne, à des thèmes précis comme l'éducation, la santé, le chômage, le logement… s'attellent à élaborer une plateforme de revendications accompagnée de mesures alternatives. Tous les jours, ces groupes se réunissent sur les places publiques avoisinantes et en fin de semaine, ils tiennent une assemblée générale sur la Puerta d'El Sol. Les mécontents viennent de toutes les couches de la société et représentent les différentes tranches d'âge. Ils partagent tous le sentiment de «désillusion et la peur de l'avenir, mais aussi celui la perte de confiance envers les partis politiques et le système». Pour eux, «les deux se sont mis au service des grandes puissances d'argent». Une réalité que dénonce la majorité de la population espagnole, toutes tendances et catégories sociales confondues. Les politiciens, quant à eux, qu'ils soient de gauche ou de droite, ne voient dans ce mouvement que «conspiration et complot» contre leurs formations qui ont essuyé de lourdes défaites lors des élections municipales et régionales organisées en juin dernier, au moment le plus fort de la révolte populaire. La révolte fait basculer l'Espagne de la gauche vers la droite Le plus grand échec a été subi par les partis de gauche, notamment les socialistes, qui ont cédé la place à leurs rivaux de droite, particulièrement le Parti populaire (PP). Ainsi, le Parti socialiste des ouvriers espagnols (PSOE) perd son plus important bastion, la mairie de Barcelone, qu'il dirigeait depuis près de 30 ans, mais aussi Séville, Saint-Jacques-de-Compostelle, La Corogne, Las Palmas de Gran Canaria ou encore la ville symbole de León, dont est originaire José Luis Zapatero, le Premier ministre et leader du parti. Dans la région basque, c'est le parti indépendantiste Bildu, qui est devenu deuxième force politique avec plus de 25% des voix. Il arrache aux socialistes les provinces de Gipùzcoa et de San Sebastián. Lors des régionales, des fiefs historiques du PSOE comme Castille-La Manche, Aragon, les îles Baléares et les Asturies, mais aussi son gouvernement de coalition en Cantabrie changent de main. L'une des rares régions qui a échappé à la montée de la droite est l'Estrémadure, mais avec un score qui ne lui permet pas de gérer sans une alliance avec les communistes de Izquierda Unida. Le PP se retrouve avec une avance de 2 millions de voix sur le parti du Premier ministre José Luis Zapatéro. D'ailleurs, ce dernier n'hésite pas reconnaître publiquement la défaite de son parti, qu'il qualifie de «sanction». Il va subir les conséquences de cet échec en cédant sa place à son vice-président et ministre de l'Intérieur, Alfredo Perez Rubalcaba, l'homme qui avait mené les négociations avec le mouvement indépendantiste basque ETA. Pour l'ensemble des animateurs du «mouvement des indignés», la contestation n'est qu'à son début et déjà, ses conséquences sur la carte politique sont visibles. «Nous sommes en plein processus de changement pacifique et organisé », déclare Fernando, un jeune animateur du groupe chargé du volet «politique». Licencié en droit, il fait partie des 40% de chômeurs que compte l'Espagne. Fernando revient sur la genèse de cette «révolution» à laquelle il tient tant. Tout a commencé avec le pacte formé par les trois plus grands partis politiques : le PSOE, le PP et le CIU (convergence et union) pour faire d'adopter la loi dite «Sinde» qui prévoit le contrôle d'internet sous prétexte de lutter contre la contrefaçon. Les «indignés» ont allumé une mèche impossible à éteindre Elle a suscité un large mouvement de contestation sur la Toile. Grâce aux réseaux sociaux, des manifestes pour des marches de protestation commencent à circuler et attirent l'adhésion d'une importante communauté d'internautes. De cette contestation est né le mouvement «No les votes» (ne votez pas pour eux), au moment même où la colère contre les banquiers battait son plein. En effet, ces dernières années, les banques ont accordé au grand public des crédits alléchants ayant eu pour conséquence un boom immobilier extraordinaire. Mais la crise économique et son corollaire, le chômage, ont ruiné les ménages et les ont mis dans l'incapacité de rembourser les crédits. Du coup, ils ont perdu leurs logements, saisis par les banques, tout en restant redevables à la banque de la somme empruntée. Depuis 2008, quelque 300 000 décisions de saisie de biens immobiliers par les banques ont été prononcées et depuis janvier dernier, au moins180 familles se sont retrouvées dans la rue. Ces milliers de victimes ont rejoint les rangs de la contestation pour dénoncer «la gestion de la crise économique par le gouvernement, la corruption, le chômage et la désillusion laissée par les partis politiques», explique Jaime Delafuerte, de l'agence Information, presse, promotion et investigation (IPPI), qui précise que «dans les rangs il y a un tiers de désespérés, un tiers de chômeurs et un tiers de victimes des expulsions. Les trois estiment que les lois ne protègent plus les minorités. Alors, il faut qu'elles changent, à commencer par la loi électorale, parce qu'ils estiment que les résultats des élections ne garantissent pas la représentativité. Ils veulent changer la carte politique, faire annuler les expulsions des logements saisis par les banques, abolir les alliances politico-financières et revenir aux acquis sociaux d'antan». Et à Jaime Delafuerte d'ajouter : «Le gouvernement est incapable de prendre une quelconque mesure. Tout se décide à Bruxelles. Il n'y a rien à faire au niveau local.» Un avis que partagent de nombreux autres analystes qui voient dans la crise financière en Espagne un problème complexe, difficile à résoudre par le gouvernement. «Le pays est livré pieds et poings liés à Bruxelles. Toutes les décisions se prennent à l'Union européenne. Le gouvernement et les partis ne font que les exécuter. Ils n'ont aucun pouvoir, sauf celui de s'enrichir sur le dos des électeurs et des citoyens», déclare le sociologue Pedro Costa Morata. Pour lui, la classe politique «n'est plus au service» des citoyens ; elle est «inefficace, corrompue et au service des intérêts des lobbies financiers». En réalité, c'est cette discréditation qui a poussé les mécontents à créer le groupe «Ne votez pas pour eux», suivi de Juventud sin futuro (jeunesse sans futur) et de Democraticia real ya (démocratie réelle maintenant). Les trois deviennent la locomotive qui va faire adhérer des milliers d'internautes de tous le pays à la «révolution». Tous ont en commun l'indignation, la colère et l'envie féroce de changement. Descendre dans la rue pour l'exprimer est devenu une nécessité. L'appel a été lancé pour le 15 mai, mais personne ne s'attendait à une telle réussite. Sans leaders, sans couverture politique ni un quelconque parapluie, le mouvement du samedi 15 mai a allumé une mèche impossible à éteindre. Des centaines de milliers de citoyens ont décidé de camper à Sol, au centre de Madrid. Pris de court, les politiques ont fait pression sur les municipalités pour faire évacuer les lieux. Mais la contestation ne fait que s'amplifier. Des milliers de citoyens envahissent, le 17 mai, les places publiques de nombreuses villes du pays, notamment Barcelone, Valence et Bilbao, où la participation était exceptionnelle. Depuis, des campements sont installés un peu partout. Une grande partie de la population se solidarise avec le mouvement. Elle lui assure la collecte de produits alimentaires servant aux cuisines improvisées sur place. Les animateurs finissent par accepter, plus d'un mois après, de libérer les places, mais en gardant deux campements sur la Puerta d'El Sol où les assemblées générales se tiennent quotidiennement. Les réunions se multiplient dans les quartiers et villes. Un appel pour une marche nationale vers Madrid, est lancé. Les initiateurs espèrent regrouper, entre le 22 et le 23 juillet, un million de manifestants, alors qu'une autre grande marche se prépare pour le 15 octobre prochain. Pour les indignés, la «révolution» est en marche. Elle ne va pas s'arrêter en dépit des quelques haltes obligatoires pour mieux mobiliser. La révision de la loi électorale et de la Constitution et de toutes les mesures dictées par Bruxelles sont ses principales revendications. «Des revendications que nous concrétiserons tôt ou tard. Nous sommes tous mobilisés pour occuper la rue et obliger les dirigeants et les partis politiques à opérer le changement et à prendre en considération les aspirations de la société avant celles des lobbies financiers», conclut Maria Sanchez, une des animatrices les plus actives du «mouvement des indignés»