un titre qui me rappelle étrangement le tableau de Picasso, bien gardé dans le musée des arts de New York Les Demoiselles d'Avignon, traversé par les mêmes formes qui se dilatent devant nos yeux comme un désir mal assouvi. Il y a moins d'une semaine, j'étais dans la grande salle de travail dans le Centre de recherche de Doha (Qatar), en train d'exploiter, pour des fins romanesques, les documents britanniques dans la péninsule arabique, quand un ami chercheur et documentaliste me posa une question toute nue : tu connais la romancière saoudienne Raja Abdallah Sany ? Pris au dépourvu, j'ai répondu tout bêtement : je connais beaucoup d'écrivains saoudiens, mais pas ce nom. Il répliqua : fais un saut au Salon du livre de Doha qui a ouvert ses portes hier, prends son livre : Les Demoiselles de Ryad. Lis-le, tu ne regretteras pas. Chose dite, chose faite. J'ai lu le roman d'un seul trait. Je suis resté stupéfait et sur ma soif : comment une femme si jeune, dans une société close, peut-elle écrire avec une si grande clarté ? Comment l'écrivaine a-t-elle pu préserver dans un roman fondamentalement politique et revendicatif une certaine enfance et une grande innocence qui traverse le roman verticalement et horizontalement. Des générations de femmes sans voix se sont bousculées durant l'histoire avant de voir émerger ce nouveau regard qui n'avait rien à perdre en disant la vérité et réveiller cette parole longtemps confisquée par les gardiens de la morale et de la bonne conduite, que ce faux alignement sur les idées dominantes de la société. Raja Sany est écrivaine saoudienne, elle n'a que 23 ans. Elle vient juste de terminer son diplôme en chirurgie dentaire. Les Demoiselles de Ryad est son premier roman. Avec son audace et sa simplicité, Raja détrône les clichés simplistes. Son écrit a fait couler beaucoup d'encre dans les deux sens, amour et désamour, dans le journal Ryad surtout. Il y a ceux qui ont aimé, même été fascinés, tel le grand romancier Ghazi El Koseïbi. Dans son premier roman, Raja Sany tente une grande aventure et tire les rideaux qui cachent le monde bouleversant des jeunes filles de Ryad. On découvre clairement un monde complexe qui fait rire et pleurer à la fois. Des détails que personne ne peut connaître s'il ne vient pas directement de ce monde magique et ensorcelant. Mais aussi le grand critique arabe Al Ghoudhami qui met en relief surtout le métissage linguistique et la facilité du langage, il considère le roman comme une entreprise réussie. Samia Mokrine, journaliste à El Watan As Saoudi va dans la même direction. Elle considère le roman comme le premier texte narratif saoudien qui raconte la réalité des filles de Nadjd avec un rare courage. « Les intellos lui reprochent son langage simple comme si la rhétorique est la meilleure façon d'écrire un roman. C'est un roman qui présente la face cachée d'une partie de la société saoudienne. » Il y a aussi des attaques et elles sont très nombreuses et très virulentes. Elles s'accordent à considérer le roman comme une atteinte à la pudeur de la femme saoudienne, par extension, à toute la société. « Un roman sans force narrative véritable et sans une langue qui le soutient. » Il faut dire que Raja utilise une langue métissée entre l'arabe standard, le dialectal et l'anglais transcrit en arabe. Il y aussi ceux qui ont jugé le roman comme une littérature qui frôle le ségrégationnisme Raja répond à ces attaques : « Ce n'est pas un roman féministe. Les Demoiselles de Ryad a été lu par beaucoup de catégories sociales. J'ai choisi quatre personnages représentatifs (Sadim, Lamis, Machaïl appelée aussi Michel et Qamra), mais sans prétention de toucher toute la société saoudienne. Je suis consciente, depuis que mon livre est sur le marché qu'il ne m'appartient plus. Il est ma seule identité devant le lecteur qui ne connaît rien de moi. » Raja va plus loin dans son roman quand elle persiste et signe en renversant les idées reçues « toute ressemblance entre les personnages de ce roman et la réalité ne serait pas fortuite », alors que d'habitude, c'est le contraire qui est mis en avant. Le roman est fait sur la base d'une construction très simple. C'est l'histoire secrète des filles de la ville de Ryad qui est mise en avant. L'écrivaine s'appuie essentiellement sur une succession de récits racontés dans un langage direct qui rappelle celui des Mille et Une Nuits, mais avec une touche moderne. Ce qui va bouleverser toute la société qui vivait en pleine hypocrisie, sa double vie. Tout le monde en parle. Derrière ce bouleversement, une fille dont personne ne connaît véritablement l'identité. Elle envoie chaque vendredi un e-mail vers toutes les adresses des utilisateurs de l'Internet en Arabie Saoudite. Elle dévoile les secrets de ses amies de la haute sphère sociale, très attachée à une morale mensongère. Elle arrive à faire parler d'elle en créant une attente chez les lecteurs de l'Internet. Chaque vendredi ils reçoivent son courrier, et chaque samedi matin ce sont les grands débats dans les écoles, les universités, les hôpitaux et les lieux publics. C'est la mise en avant de tout un mécanisme social qui repose essentiellement sur le mensonge et l'hypocrisie. C'est une révolution dans les mentalités, les langues se délient facilement, les gens parlent sans peur et sans grand souci. Ils ne font que raconter. Même quand les e-mails s'arrêtent de tomber les vendredis, la vie continue à bouger tout doucement vers un statut possible de citoyenneté. Le droit à la différence pour les femmes est devenu irréversiblement un besoin vital. Le roman est sorti il y a à peine quelques mois dans la grande maison d'édition libanaise Dar As Saki, il est déjà à sa deuxième édition. Un grand bonheur de se laisser aller dans ces messages e-mail envoyés, qui nous balancent vers une réalité qui a l'air virtuel, mais qui est tout simplement juste et vraie. Un autre monde dans lequel on fait l'amour, on se fait belle comme une poupée, Michel (Machaïl) partage un verre de champagne avec son amie Lamis en écoutant la chanson de Abdelmadjid Abdallah « Demoiselle de Ryad... perles des couronnes, soyez clémentes avec cet homme succombant de chagrin aux seuils de vos portes... » et fantasme sur Fayçal qu'elle a rencontré par hasard et dragué subtilement. La narratrice veut raconter ses histoires en dehors des idées reçues : « A tous ceux qui en ont marre des histoires romantiques et mensongères, à ceux qui ont fini de croire que la couleur de la générosité est blanche et le noir est l'habillement du mal. A ceux qui sont convaincus que 1+1 ne font jamais 2. A ceux qui ont ras-le-bol, révolutionnaires et hommes déçus, à eux tous j'adresse mes lettres peut-être qu'elles pourront un jour allumer la première flamme du changement. » (Demoiselles de Ryad, 2005, P. 10). Le roman fonctionne essentiellement sur la base de messages, on peut facilement le qualifier D'Epîtres avec une touche de modernité puisque ce ne sont pas vraiment des lettres traditionnelles mais des e-mails adressés à un public non averti et qui, avec le temps, prend goût. Le premier message est envoyé le 13 février 2004, le dernier est adressé le 11 février 2005. En l'espace d'une année d'écriture, on découvre une société qui suffoque sous le poids de ses propres mensonges et de ses propres démons, qui n'arrêtent pas de l'accabler et de la hanter chaque fois qu'il y a désir de changement. Les Demoiselles de Ryad est écrit avec une extrême intelligence et une très grande sensibilité et courage, même s'il est traversé par des moments de monotonie et de répétitions. La conscience aiguisée et la force narrative naissante permettront, sans doute, à Raja de régler les insuffisances de son écriture et la mettre au diapason de la perfection. Beaucoup de critiques qualifient déjà son roman comme l'événement littéraire arabe de l'année 2006. Il suffit de voir les Salons du livre de Beyrouth et de Doha, cette année, pour adhérer à ce jugement. « C'est une jeune romancière qui nous fixe un grand rendez-vous dans un avenir proche », nous dit Ghazi Koseïbi. Ce n'est pas un jugement vain, Les Demoiselles de Ryad de Raja Abdallah Sany est la démonstration parfaite de courage et de créativité.