Comment lier tourisme, loisirs et environnement à partir du patrimoine ancestral ? Du 16 au 23 juillet, le Festival de Djoua (Béjaïa) a tenté de répondre à la question en faisant revivre un village abandonné. Assis à même le sol, Seydou Kane, 28 ans, tend les cordes de son kora, un instrument de musique à cordes africain, une harpe-luth que l'on retrouve souvent au Mali, en Guinée ou en Gambie. Seydou vient de Dakar. C'est un artisan. Avec 43 de ces compatriotes, il est venu pour la première fois participer au Festival de Djoua, un petit village kabyle perché sur un des pics qui dominent le golfe de Béjaïa. Quel lien entre le kora et Djoua ? Le patrimoine traditionnel, mon capitaine. Depuis l'âge de 13 ans, Seydou confectionne ses instruments à base de calebasse qu'il recouvre d'une peau de vache ou de chèvre. Il est venu présenter et vendre aussi. «15 000 DA le kora... J'ai du mal un peu à écouler mes instruments, les Algériens me disent que c'est beau mais que c'est trop cher.» Seydou ne se décourage pas pour autant. «Ici la population accorde un véritable intérêt pour nos œuvres. On compte ouvrir prochainement un village artisanal, une sorte de marché où on pourra présenter notre art.» Mais comment Seydou a-t-il atterri en Algérie, qui plus est sur les hauteurs un peu abandonnées d'un pic montagneux de la région de Béjaïa ? «C'est grâce à Bob (Boubekeur Khelfaoui). Il est venu à Dakar, il a vu mon travail dans un atelier de la capitale sénégalaise. Sur un de mes instruments était dessiné un signe ; il m'a dit que cela signifiait l'homme libre en berbère. Je ne le savais pas moi, je l'ai dessiné par inspiration. Il m'a aussitôt invité à participer au festival.» La réflexion est lancée Des anecdotes de ce genre, les participants au festival en ont tous une à raconter, comme Elise Fauquembergue, 29 ans. Elle est architecte dans un cabinet japonais à Paris. «Bob cherchait des architectes attachés au patrimoine, à la valorisation du territoire et de l'artisanat, au travail avec du matériau local. Il connaît bien mon patron Kengo Kuma qui est dans cette perspective. C'est pourquoi je suis là.»Toute la semaine, des architectes, mais aussi des artisans d'Argentine, d'Espagne, de France, du Sénégal, du Congo ou de Tunisie, sont venus débattre. L'idée est d'associer la montagne à l'activité du littoral par une offre touristique nouvelle, qui inclue la population. Aussi, des projets mûrissent comme la construction d'un téléphérique reliant la zone touristique du littoral au plateau montagneux de Djoua. «On est plus là pour lancer des pistes de réflexion, pas pour imposer un projet», précise Elise. La construction d'un aéroport à Béjaïa sur le littoral est-elle une bonne chose pour le tourisme ? La demande de logement est forte dans la région, comment y répondre sans bouleverser le cadre naturel ? Voilà autant de questions que l'on pose, sans rien imposer.» Elle en est convaincue, il y a matière à travailler, «surtout que ma première impression en venant à Djoua, c'est de sentir cette énergie forte, cette culture riche, en Kabylie comme partout. Il n' y a pas que le folklore, l'idée c'est aussi d'ancrer ce festival dans la montagne, de la rendre plus confortable». C'est que les deux vont de pair pour Boubekeur Khelfaoui, à l'origine de l'initiative en 2008. Bob veut réhabiliter Djoua. Le village a une histoire. Durant des siècles, ses habitants ont vécu de la culture du chêne-liège et de la fabrication du charbon de bois qu'à dos de mulet ils livraient aux navires marchands du port de Béjaïa. La guerre de Libération nationale est passée par-là. En 1958, le village est déclaré zone interdite par l'armée française en raison du Djebel. La population déserte le hameau ancestral, le village est abandonné. C'est hram L'exode rural d'après-guerre, l'attrait de la ville et de la modernité feront en sorte que les habitants ne reviennent pas. Réhabiliter, oui, mais Bob a une épine sous le pied, et elle est de taille : une partie de la population du village ne veut pas entendre parler de réhabilitation et de festival à Djoua. Conséquence : pour la 3e édition, Bob a dû déplacer l'événement sur un mont voisin. «L'ancien site était établi sur des propriétés privées, mais ce n'est pas le problème essentiel pour ces gens-là. Certains ont été clairs, ils ne veulent pas d'un festival qui réhabilite la culture kabyle païenne. Ils disent que c'est hram. Comme c'est hram pour eux de ramener des touristes, des gens en short ou des filles qui côtoient des garçons lors d'un concert. Il y a toute une idéologie islamiste derrière qui ne veut pas de la conservation d'un patrimoine ancestral. C'est ça qui est grave», lance Boubekeur Khelfaoui dépité. Les conséquences se font sentir. Amar et Nabil sont étudiants à l'université Mira de Béjaïa. Grâce à un peu de piston, ils ont pu aménager une tente et vendre boissons et glaces sur le nouveau site, histoire de se faire 5000 à 10 000 DA la semaine du festival. «L'année dernière, c'était mieux, on était tous rassemblés en cercle, aujourd'hui, tout le monde est dispersé. L'organisation laisse à désirer. On n'a toujours pas de raccordement à l'électricité, mes glaces fondent», s'indigne Amar. Le pari gagné de Bob C'est que Boubekeur Khelfaoui a dû tout réaménager à la dernière minute. L'homme, la quarantaine, travaille dans les affaires immobilières à Paris. C'est grâce à son réseau professionnel et amical qu'il a pu financer le festival. Avec un budget d'un million d'euros (140 millions de dinars) qui vient de son apport personnel, mais aussi d'amis suisses, japonais, américains et algériens, essentiellement des entrepreneurs comme lui qui soutiennent sa cause. L'Etat ne participe qu'accessoirement par le biais du ministère de la Culture qui apporte la sono de la scène via l'OREF. Le bilan est positif. Des ateliers de réflexion se sont dégagés, plusieurs grands projets comme le déplacement de l'aérogare vers la rive droite de l'aéroport pour permettre une meilleure fluidité de la circulation, mais aussi faire de la R9 une route souterraine pour profiter du littoral en ne laissant circuler que les véhicules domestiques, ou encore la création d'une résidence d'artistes pour toute la saison estivale d'abord, le reste de l'année ensuite. Le dramaturge français René de Obaldia était présent pour soutenir cet aspect du festival. A 93 ans, il assiste jusque tard dans la nuit aux concerts : Amazigh Kateb, Akli Yahiatène, Akli D., Dub INC, Rajery partagent la scène avec des groupes locaux au talent souvent discutable. La fausse note viendra de Khaled, la star du raï, qui devait se produire mercredi, mais a annulé à la dernière minute pour des raisons personnelles au grand dam de ses fans, nombreux dans cette région de Kabylie. Mais l'essentiel n'était pas là. Le temps d'une semaine, avec un public nombreux (plus de 7000 personnes au concert de Amazigh Kateb), Bob a réussi un pari avec son festival «ecolo-zik» : réveiller l'âme endormie de Djoua.