Sociologue, politologue et enseignant à l' Université populaire de Madrid (UPM), Pedro Costa Morata parle de la révolte des «indignés» en Espagne, présentée comme une révolution. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il parle du fossé qui sépare les dirigeants et la classe politique du peuple et met l'accent sur la colère exprimée par 70% de la population espagnole contre le néolibéralisme imposé par l'Union européenne. - Qu'est devenu le mouvement des «indignés» deux mois après qu'il eut allumé la mèche de la révolution en Espagne ? Juste avant les élections municipales et provinciales, le mouvement battait son plein dans la rue. A la fin de la campagne électorale du scrutin du 22 mai dernier, la droite avait fait pression sur le gouvernement pour que le ministre de l'Intérieur ordonne l'expulsion des manifestants des places publiques. Elle avait peur qu'ils puissent influer sur les électeurs. Il y avait une forte présence de policiers sur les lieux, mais aucune décision n'avait été prise. Cependant, dès la prise de possession par les nouveaux élus des Parlements locaux, les manifestants se sont rassemblés devant les mairies pour exprimer leur colère contre tout : la politique, la corruption des politiques, le chômage et la loi électorale jugée injuste et non proportionnelle à la majorité. Implicitement, le mouvement était contre le système politique de la droite. Il n'a pas exprimé son idéologie pour préserver l'union de ses rangs. Cependant, dans la masse, il est possible qu'une bonne partie soit plus à droite qu'à gauche. Cette gauche qui continue à diriger l'Espagne malgré la crise économique et les mécontents compte plus d'«indignés» dans ses rangs que dans ceux de la droite. D'ailleurs les sondages ont montré que 36% des indignés appartiennent à la gauche dirigeante et 25% à la droite. - Peut-on dire que les revendications sont plutôt socioéconomiques que politiques ? La contestation a un caractère socioéconomique et non politique. La seule revendication politique est liée à la révision de la loi électorale. Mais l'action et l'objectif sont plus socioéconomiques. - Selon vous, est-ce que le recours à la Toile a été pour beaucoup dans la réussite du mouvement ? Internet a été un instrument technique qui a contribué à rendre le message plus rapide. La justice, la paix et la démocratie ne peuvent être instaurées que par des moyens politiques et non techniques ou scientifiques, comme l'est internet. Dans les pays arabes, les révolutions sont plus le résultat de plusieurs années de lutte des syndicalistes, militants des droits de l'homme, d'intellectuels et d'opposants. La victoire était une question de temps. Il y a eu de nombreuses révolutions sans internet. - Quelle lecture faites-vous de cette mobilisation de la jeunesse au moment où les sociologues s'inquiétaient de l'éloignement des jeunes de la politique ? La jeunesse espagnole est très affectée par le chômage, surtout dans les rangs des diplômés, le manque de visibilité de l'avenir, l'érosion du niveau de vie et les très bas salaires. Cette crise a fait naître une génération dite «1000 euroistes». C'est-à-dire, celle dont le revenu s'arrête à 1000 euros et qui souvent se retrouve endettée dès la fin du mois. Les études ont montré une hausse des prix de nombreux produits de base durant ces dernières années, alors qu'en parallèle, les salaires ont connu une baisse. Les employeurs font du chantage aux nouvelles recrues. Lors de la signature du contrat de travail, celles-ci sont obligées d'accepter un salaire très bas juste pour ne pas rester au chômage. Une situation qui a poussé des millions d'Espagnols à revenir vivre dans la maison de leurs parents, alors qu'ils sont connus pour leur indépendance vis-à-vis de la famille. Avec un salaire de 1000 euros et une location moyenne de 800 euros, l'Espagnol se retrouve obligé soit de réintégrer le domicile parental, soit cohabiter avec d'autres personnes dans un appartement. Ce sont ces conditions difficiles qui ont suscité leur colère. - Quel est le devenir de ce mouvement, d'autant que certains parlent déjà d'essoufflement ? Il est vrai qu'il prépare des actions, dont la marche du 23 juillet sur Madrid, dont les premiers manifestants sont déjà en route vers la capitale. ça sera plutôt une démonstration de force, puisque les animateurs espèrent dépasser le million de personnes. Peut-être que la manifestation sera la plus importante depuis celle menée contre la guerre en Irak. Néanmoins, à mon avis, le mouvement aura une durée de vie déterminée. Il peut vivre une à deux années encore, mais pas plus. Il va être probablement absorbé par la politique, même si, pour l'instant, il s'en éloigne. Il peut aussi se transformer en nouveau parti, mais pour une courte durée liée à une échéance électorale. C'est d'ailleurs ce que craignent les socialistes pour les législatives de 2012. Les jours du mouvement sont comptés. Son problème, c'est qu'il exige de l'Espagne d'enlever le corset de l'Union européenne qui n'admet ni les banques publiques ni les droits sociaux des citoyens. Ce qui est exclu par Bruxelles. - Selon vous, des changements profonds tels que revendiqués par le mouvement sont-ils irréalisables ? Je suis éco-pessimiste sur cette question parce que je pars de ma vision écologique du monde. Sur ce chemin, nous n'avançons pas. Plus grave, nous sommes en train de nous détruire. Je crois que cela est aussi vrai pour la politique, qui se dégrade continuellement. Les solutions sont très difficiles à appliquer parce que la décision échappe aux dirigeants des pays. Elles sont prises au niveau de l'UE. La contestation comme celle du 15 mai est importante, mais elle reste limitée. M. Barosso, de la Commission européenne, avait clairement déclaré qu'il n'y a pas de plan B pour les pays en crise et qu'il faut passer par les mesures décidées par l'UE. Il ne faut pas s'attendre à ce que les changements soient vraiment profonds… - Y compris pour la Grèce ou le Portugal, qui traversent des crises profondes et où la contestation bat son plein ? Déjà il y a eu les mouvements de contestation en Grèce et au Portugal, menés sous la pression du marché, principalement de la dette, mais au fond, la cause est la même : un déséquilibre entre les recettes et les dépenses publiques. Donc le fond du problème est le même partout. Bruxelles n'acceptera jamais de revenir sur son modèle de néolibéralisme à outrance. Elle n'acceptera pas l'existence de grandes sociétés publiques, ni de droits sociaux. Ce sont les conséquences de ce moule qu'est l'UE et dans lequel beaucoup de pays ont été enfoncés de force, au détriment de leurs spécificités. Les répercussions de cette politique sont catastrophiques sur le plan économique et social. Les gouvernements ne peuvent rien faire. Ils ne font qu'appliquer les directives de Bruxelles. Je ne dis pas que nous ne devons pas lutter contre cet état de fait. Bien au contraire. Il faut continuer à exprimer son refus afin d'influer sur certaines décisions, tout en sachant que la portée du combat reste limitée. C'est pour cela que je reste pessimiste. - Mais quelles seront les conséquences de cette colère exprimée par plus de 70% de la population face à un gouvernement impuissant ? Les manifestations de colère démontrent que les institutions représentatives nationales et au niveau européen sont totalement discréditées. Le pouvoir est rejeté par la majorité de la société. En face, l'alliance entre le gouvernement espagnol et l'UE est complète. Nous le voyons à travers de nombreux dossiers sur lesquels l'Espagne avait son mot à dire. Aujourd'hui, elle n'a plus la possibilité de décider. C'est le cas du conflit palestinien et du dossier du Sahara occidental, que les dirigeants ne défendent plus comme avant. Avant d'intégrer le actes de l'UE, l'Espagne devait accepter une condition : le soutien indéfectible à Israël et au Maroc. Le Parti socialiste au pouvoir est devenu plus européen qu'espagnol. Le fossé entre les dirigeants, la classe politique et le peuple n'a fait que s'élargir au point où ce dernier ne les reconnaît plus. - Est-ce la raison du vote-sanction contre les socialistes lors des élections de juin 2011 ? Le PP a obtenu plus de voix que les socialistes, alors qu'il est connu comme étant le plus libéral. Au Portugal, les socialistes ont cédé la place au parti le plus dur en libéralisme. C'est un vote qui a sanctionné ceux qui étaient au pouvoir. - Pensez-vous que cette colère est la conséquence des effets de la politique de l'Union européenne ? L'UE est une organisation à schéma économique et commercial. Elle a été créée pour faire des affaires. Les questions sociales, culturelles et environnementales sont secondaires. Son principal intérêt est l'extension de son marché commercial. Bien plus que les USA, l'Union est la représentation exacte du néolibéralisme. Ses décisions ont eu des effets néfastes sur le volet social de la population. Ce qui explique en grande partie la révolte actuelle. L'UE véhicule une idéologie totalement capitaliste. - Pensez-vous que ces révoltes puissent pousser certains pays à remettre en cause cette organisation qu'est l'UE ? L'UE n'a pas ramené l'homogénéité au sein de l'Union. Elle n'a réussi ni l'union sociale ni culturelle. Son seul acquis est l'union commerciale avec un souci majeur, celui de contrôler l'immigration, à travers l'organisation du contrôle aux frontières comme à Ceuta et Melilla, ou encore aux îles Baléares, etc. La diversité de l'Union a fini par remonter en surface. Le sud de l'Europe restera le sud, et le nord avec son climat et son propre mécanisme de développement, restera tel quel. Ces deux régions ne peuvent se diluer dans une organisation sans qu'il y ait de la casse. A l'exception du commerce, l'UE est une vraie fiction. L'homogénéisation du commerce et de l'économie a exclu tous les autres aspects de la vie au sein de la Communauté. Nous ne pouvons jamais séparer l'homme de son environnement ou de sa nature. Dans la vie, il n'y pas que le commerce, et d'ailleurs, la preuve nous est donnée chaque jour. Tous les pays de la rive sud de la Méditerranée connaissent de graves problèmes d'endettement et de déséquilibre entre leurs dépenses publiques et leurs recettes. Dans la zone euro, il y a comme une rupture entre ceux qui détiennent les fonds et ceux qui sont à sa recherche. - Peut-on comparer ce mouvement du 15 mai à celui de mai 1968 mené par les étudiants ? Il y a de grandes similitudes. D'abord cette réaction d'aller contre tout. En 1968, les étudiants étaient contre le système politique, la permanence du général de Gaulle, les relations assez perturbées avec l'Algérie, et surtout contre la France en tant qu'empire. Cette petite révolte menée par des étudiants à l'intérieur de l'université s'est vite étendue d'une manière extraordinaire à d'autres pays. Cela est le cas pour la révolte espagnole. Les «indignés» sont en colère contre tout. Au début, ils étaient organisés en groupes sociaux de la Toile, et après, ils ont rallié à la cause tout un pan de la société. Cette révolte est une réponse à une situation donnée. Le mouvement du 15 mai a suivi celui des étudiants britanniques qui se sont révoltés contre les taxes imposées par le gouvernement. Les mouvements sont la conséquence d'une autre chaîne de manifestations contre la crise économique. Depuis 1975 et jusqu'en 2011, la situation a beaucoup évolué en faisant basculer l'Espagne dans la production capitaliste et matérielle, complétée par l'économie spéculative. Nous sommes aujourd'hui dans une phase de «financialisation» de l'économie capitaliste. La plupart des bénéfices et des affaires appartiennent au marché spéculatif plus qu'à la production de base, au point de pervertir l'économie.