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Le choc des révolutions arabes
Extraits du livre de Mathieu Guidère
Publié dans El Watan le 28 - 07 - 2011

Dans Le choc des révolutions arabes (*), Mathieu Guidère analyse, à la lumière des événements récents traversés par chacun des 22 Etats de la Ligue arabe, depuis la Révolution du jasmin en Tunisie, «les rapports de force entre les tribus, les islamistes et les militaires», mettant en perspective les acteurs d'hier et d'aujourd'hui. Dans cet ouvrage, l'auteur propose «les clés» pour comprendre le monde arabe. Mathieu Guidère est professeur d'islamologie à l'université de Toulouse. Agrégé d'arabe, ancien directeur de recherche à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et ancien professeur de veille stratégique à l'université de Genève. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages.
Extraits choisis
Par Nadjia Bouzeghrane
- Algérie : la clé militaire
Lorsqu'on évoque la «clé militaire» dans le monde arabe, il faut distinguer divers types d'armées.
…L'armée algérienne est un cas à part. Pour en saisir la spécificité, il faut se souvenir de son ancrage historique et de sa transformation récente.
…Aujourd'hui, c'est cette armée moderne et professionnelle, qui a globalement gagné la guerre contre les islamistes, et qui tient les rênes du pouvoir en Algérie. Elle forme un binôme très complexe avec le pouvoir civil par l'intermédiaire du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), une structure là encore héritée du contexte de l'indépendance.
…Sortie renforcée du conflit qui l'a opposée aux islamistes, elle (l'armée, ndlr) est plus que jamais décidée à conduire le pays dans la direction qui lui paraît appropriée. Se réclamant des trois traditions guerrières berbère, arabe et ottomane, il est peu probable qu'elle cède un jour le pouvoir à quiconque ne prenne pas en compte ses intérêts, ses acquis et ses ambitions. Cela est d'autant plus vrai qu'au regard des révolutions qui secouent le monde arabe, l'Algérie offre aujourd'hui une «rétro-vision», ou une perspective en trompe-l'œil, de ce que pourrait être une révolution avortée. En effet, le peuple algérien, tel un chat échaudé, craint désormais les aventures politiques et semble rechigner à s'engager dans des révolutions sans lendemain. C'est que l'histoire récente de l'Algérie est marquée par la guerre civile des années 1990, épisode très présent, encore aujourd'hui dans tous les esprits… Désormais, les Algériens veulent la révolution, mais sans les affres révolutionnaires qu'ils ont éprouvées par le passé dans leur chair.
…Se sentant plus fort et plus proche que jamais du pouvoir, le FIS commet l'erreur stratégique de menacer ouvertement les membres du régime en place, les condamnant comme «mécréants, pro-français et corrompus». De plus, le FIS promet un changement radical du système politique et des cadres gouvernementaux, appelant à une révision totale des institutions et à un plus grand contrôle de la vie publique, certains de ses membres estimant que le pluralisme politique était contraire à l'Islam parce qu'il leur paraît générateur de «sédition au sein de la Oumma».
Cette perspective politique radicale – et le programme de gouvernement islamiste qui l'accompagne – sont inacceptables pour l'armée nationale qui se perçoit alors – toujours – comme la gardienne des valeurs de la libération et des acquis de l'indépendance algérienne. Il n'était pas concevable qu'elle soit marginalisée ou que l'avenir du pays lui échappe, alors même qu'elle a arraché son indépendance et son unité de haute lutte, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières algériennes. Cette armée algérienne conquérante est aujourd'hui un acteur majeur de la politique et de l'économie du pays. Non seulement elle a vaincu l'islamisme radical, mais elle a aussi démontré sa solidité et sa capacité d'adaptation dans la durée. Malgré des rivalités internes et des divergences d'approche entre «jeunes loups» et «garde», elle a su préserver l'unité du pays.
En raison de la grande superficie du pays, de sa diversité ethnique et de sa position géographique en Afrique et en Méditerranée, l'armée algérienne apparaît comme la seule force capable de garantir la paix et la stabilité à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Mais cela ne signifie pas pour autant que le peuple algérien n'accédera jamais à un gouvernement non dominé par les militaires. Il faut seulement laisser au temps le soin de cicatriser les blessures du passé.
- Arabie Saoudite : le poids du salafisme
Le salafisme est perçu comme un retour salvateur aux origines de l'Islam, en proposant une «tradition revivifiée» qui permet d'employer les dons divins faits aux Arabes (la manne pétrolière) pour diffuser la parole d'Allah (le Coran) et l'enseignement de son messager (Mohamed).
Dans les faits, il s'agit d'une théocratie tribale, en ce sens que le régime politique actuel est fondé sur des principes religieux et gouverné par des alliances tribales. La clé de compréhension du système social et du pouvoir politique réside dans l'interaction forte et complexe entre religion et tribu sur l'ensemble de la péninsule arabique, interaction qu'il convient d'appeler «islamo-tribalisme».
Cet islamo-tribalisme se définit comme l'imbrication du politique et du religieux dans la tribu comme structure fondamentale du pouvoir.
Malgré des débats internes récurrents, les sociétés musulmanes ne sont pas en mesure aujourd'hui d'envisager une séparation officielle du politique et du religieux, semblable à la séparation de l'Eglise et de l'Etat telle qu'on la connaît en Occident. Car l'Islam s'affirme comme «religion et Etat» (Dîn wa Dawla), et cette unité du politique et du religieux est vécue comme un retour aux sources de la religion (Salafiyya).
Mais il existe une conscience aiguë que la vie moderne ne permet pas d'instituer l'Etat à l'image de ce passé glorieux. C'est pourquoi l'Etat saoudien moderne est un simple cadre formel d'exercice du pouvoir : le véritable pouvoir ne se trouve ni au niveau des institutions ni des fonctions officielles, mais au niveau des structures ethniques et sociales, à commencer par le clan et la tribu.
…Début de 2011, alors que le roi Abdallah était en convalescence au Maroc, la révolution tunisienne déclenche un peu partout dans le monde arabe une vague de protestations dont l'onde de choc atteint l'Arabie Saoudite. Ironie de l'histoire, c'est l'Arabie Saoudite qui a accueilli le président tunisien déchu, Zine Al-Abidine Ben Ali, en fuite.
Face à ces événements, les fondements du royaume saoudien (Islam, roi, tribu) connaîtront, à n'en pas douter, une nouvelle configuration dans les années à venir pour éviter l'implosion du système ou l'explosion du régime.
- BahreÏn : la dynastie El Khalifa
La dynastie El Khalifa risque de payer cher le bras de fer qui se joue entre les principales puissances de la région : les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite d'un côté, l'Iran et la Syrie de l'autre. Au-delà, il s'agit en réalité d'une lutte entre deux islamismes régionaux, dont l'un est résolument pro-occidental (Arabie Saoudite) et l'autre, farouchement anti-occidental (Iran).

- Egypte : la clé militaire
Aujourd'hui l'armée apparaît comme une institution incontournable, tant du point de vue intérieur qu'extérieur, même si elle a été fragilisée par le départ précipité de son chef depuis trente ans, le général-président Hosni Moubarak. Elle est désormais chargée de gérer les affaires publiques du pays et d'assurer la transition jusqu'à l'élection d'un nouveau président.
Pour être en phase avec la société, elle s'est engagée dans la communication tous azimuts sur Internet et a notamment créé sa propre page facebook. Elle tente ainsi de canaliser les forces politiques du pays et de conduire le changement voulu par la jeunesse égyptienne. Pour ce faire, elle a l'avantage majeur, par rapport à la police (Al Moukhabarat), d'être perçue par la population comme «pacifique» et «patriotique», ce qui fait qu'elle est respectée et appréciée.
…Comme en Tunisie, le refus de l'armée de tirer sur les manifestants a été un facteur décisif dans la suite des événements révolutionnaires….Comme par le passé, il ne serait pas étonnant de voir l'un des généraux accéder au pouvoir suprême, y compris à la faveur d'élections libres et transparentes, même si actuellement aucune personnalité militaire ne sort du rang.
Mais pour cela, les militaires devront composer avec l'autre force majeure de l'espace social et de la scène politique égyptienne, les islamistes, représentés essentiellement par les Frères musulmans. Ceux-ci proposent un programme se réclamant de l'islamisme politique, axé sur la justice sociale et la gouvernance morale, autrement dit sur la répartition des richesses et sur l'application de la charia.
Il est important de préciser que les jeunes Frères musulmans n'ont plus rien à voir avec leurs aînés enturbannés. Ils sont habillés à l'occidentale, portent une barbe finement taillée, ont fait de hautes études commerciales et connaissent parfaitement les us et coutumes de l'Occident. Leurs représentants politiques ont suivi des formations intensives aux techniques de la communication moderne, aux stratégies de la persuasion et à l'art de la négociation. Ce changement de stratégie et le discours moderniste qui l'accompagne ont porté leurs fruits sur le terrain. Entre 2005 et 2010, les Frères musulmans sont devenus le premier groupe d'opposition en nombre de députés présents à l'Assemblée du peuple (88 députés sur 454).
Mais ils continuent de tenir un discours religieux axé sur la référence au Coran et visant une islamisation des mœurs et de la culture, dans une société égyptienne par ailleurs largement acquise à leur cause. Cette implantation durable les prédispose à devenir naturellement un parti de gouverement dans les années à venir.
Le seul problème – et il est de taille – est qu'une bonne partie des militants de base des Frères musulmans s'accroche encore au mot d'ordre du mouvement : «Allah est notre objectif, le Prophète Mohamed est notre chef, le Coran est notre Constitution». Beaucoup ne partagent pas l'orientation moderniste de la jeune garde du mouvement, et ont fait scission pour s'engager dans des organisations plus radicales.
L'ensemble du spectre de l'islamisme politique est aujourd'hui représenté dans la société égyptienne. Même si les tendances les plus violentes demeurent marginales et même si toute prise de pouvoir est exclue en raison de la vigilance de l'armée, la poursuite du terrorisme n'est pas à exclure malgré le changement de régime. En particulier, les thèses défendues par l'aile jihadiste radicale continueront à peser sur le débat politique et sur l'évolution de la société. Comme partout ailleurs dans le monde arabe et musulman, deux indicateurs essentiels permettront de suivre cette évolution : le traitement des minorités et la condition des femmes.
- Libye : la clé tribale
Le système comme le régime sont axés sur le tribalisme.
Par «tribalisme», il faut comprendre l'esprit d'appartenance au même lignage, les alliances entre familles, la loyauté envers le clan, la soumission au chef. Ces principes anciens et profondément ancrés dans l'imaginaire collectif déterminent le fonctionnement de la société libyenne, conditionnent les relations individuelles et le rapport au pouvoir… Jusqu'aux révoltes de février 2011, ce système était basé sur l'alliance de trois grandes tribus : celle de Khadafi, la tribu Kadhadhfa (au centre), celle des Warfallah à l'est (en Cyrénaïque) et celle des Megariha à l'ouest (en Tripolitaine).
Les tribus ont un ancrage fort qui détermine les rapports de force. Ainsi, l'unité territoriale de la Libye ne tient pas tant au gouvernement central qu'à l'alliance entre certaines tribus implantées à l'est et à l'ouest du pays.
…Les islamistes libyens sont probablement les mieux armés pour peser sur l'avenir politique de la Libye, mais ils devront composer, comme tout le monde avant eux, avec la dimension clanique et tribale de la société libyenne.
- Maroc : la clé symbolique
L'examen des sources formelles et informelles montre que le rapport de force au Maroc s'établit entre une monarchie de droit divin et un courant islamiste ayant une large assise populaire. Le débat souterrain autour du titre royal de «Commandeur des croyants» reflète toute la complexité de la situation tant sur le plan social que politique et symbolique.
…Dans les faits, le Maroc connaît, depuis les années 1990, un essor sans précédent de l'islamisme sous toutes ses formes… Ces diverses tendances de l'islamisme (populaire, politique, jihadiste), elles-mêmes fragmentées en une kyrielle de courants et de positions, exercent un travail de sape sur les fondements religieux de la monarchie, dans un jeu de compétition interne et externe entre les forces qui se réclament de la religion.
…En somme, le phénomène islamiste continue d'exercer une pression forte sur l'ensemble du champ politique marocain, tant à l'échelle nationale (rapport aux autres forces), qu'à l'échelle internationale (rapport à l'Occident). Cette double pression s'exerce directement sur le domaine réservé du roi, censé être l'unique porte-parole de l'Islam en tant que Commandeur des croyants, et sape le fondement symbolique de sa légitimité en opposant à l'islamisme transcendantal du régime un islamisme populaire.
…Ceux qui croient toujours à une «exception marocaine» n'ont pas encore saisi la force du séisme qui a secoué la région à partir de l'épicentre tunisien. La monarchie chérifienne est appelée à s'ouvrir ou à périr.
- Syrie : la clé des minorités
Il n'existe pas d'exception syrienne. Et le «printemps de Damas» est à venir. Mais l'issue des soulèvements populaires qui ont secoué le pays au printemps 2011, avec des dizaines de morts à chaque fois, dépendra largement du positionnement des différentes minorités confessionnelles à l'intérieur du pays et de la réaction des puissances occidentales.
- Tunisie : la clé féminine
Il faut espérer que l'expérience islamiste du voisin algérien pendant les années 1990 fasse réfléchir les plus éclairés parmi les islamistes tunisiens, afin que les plus radicaux ne prennent pas le dessus sur la majorité des musulmans. La dynamique infernale de l'islamisme politique est bien connue : elle commence toujours avec le débat sur les femmes, leur tenue, leurs actes et leurs paroles, avant d'envahir l'ensemble de l'espace public et privé.
- Yémen : la clé tribale
Les tribus (en particulier les Hashid et les Bakil) sont les principales forces politiques et sociales au Yémen. Ce sont elles qui tiennent la clé de l'unité ou de la stabilité. Mais elles sont traversées, comme toute organisation sociopolitique, de tendances radicales qui s'expriment parfois par la violence à l'égard du gouvernement central (attaques, troubles), ou encore à l'encontre des puissances étrangères (attentats, kidnappings).
Cet islamo-tribalisme ne peut être analysé de façon déconnectée de la réalité ethnologique du pays, et ne doit pas susciter une inquiétude démesurée parce qu'il est lui-même soumis aux cadres et aux codes du tribalisme social et politique. En d'autres termes, l'avènement d'un gouvernement islamiste radical au Yémen ne peut pas se faire que si les grandes tribus du pays (Hashid et Bakil) adhèrent à un tel projet, ce qui paraît exclu aujourd'hui. C'est plutôt vers un rééquilibrage des forces politico-tribales que s'oriente le pays.
Dans un chapitre intitulé Epilogue, Mathieu Guidère estime que (nous le citons) :
«Dans les faits, le pouvoir n'a pas véritablement changé de mains et les principaux protagonistes, les militaires et les islamistes, s'observent toujours en chiens de faïence. Ils devront parvenir à un compromis satisfaisant pour chacun. Après une période d'observation et de test, il est probable que les armées arabes passeront la main à des civils assez patriotes pour ne pas se lancer dans des aventures politiques ou idéologiques à l'issue incertaine. Par certains mécanismes de contrôle démocratique, les militaires pourront continuer à détenir le pouvoir ultime, celui de la force brute.
Mais les islamistes pourront prendre part ouvertement aux jeux de la diplomatie et de la politique internationale, à la manière d'un Erdogan en Turquie ou d'un Ahmadinejad en Iran, en fonction du degré d'islamisation des dirigeants ou des sociétés. Les islamistes ne sont pas majoritaires dans les pays arabes, mais l'islamisme politique est la principale force idéologique dans bon nombre de pays.
…Il faudrait du temps pour que se développent dans les sociétés arabes les structures anthropologiques propices au fonctionnement démocratique. Cela a pris quelques siècles en Occident. Il serait naïf de croire que «la transition démocratique » se fera du jour au lendemain, comme par enchantement.
En revanche, il est certain qu'on peut compter sur le décalage ontologique existant entre la jeunesse arabe, foncièrement occidentalisée, et la classe dirigeante aux référents dépassés.
L'Occident a le devoir d'accompagner la libération de cette jeunesse en veillant à ne pas laisser l'euphorie révolutionnaire se transformer, sous l'effet de la crise économique locale ou internationale, en un cauchemar social ou politique.
(*)Le choc des révolutions arabes par Mathieu Guidère, éditions Autrement, Paris 2011


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