Alger, marché de gros de fruits et légumes des Eucalyptus. Une ambiance frénétique s'empare des lieux à la veille du mois de Ramadhan. Il est à peine 5h et une file de véhicules, camions, camionnettes et fourgons s'allonge devant l'entrée. Un droit d'accès est exigé ; son montant varie selon le poids du véhicule et de son chargement. A l'intérieur, le marché ne paye pas de mine. Sacs éventrés, légumes et fruits avariés s'y amoncellent ; des odeurs nauséabondes agressent les narines. L'approvisionnement est assuré par des agriculteurs des wilayas du Centre (tomate), de l'Est (carotte) et du Sud (pomme de terre). Des mains pressées déchargent des caisses de fruits et légumes qui sont entreposées dans les 80 carreaux. Signe d'une totale opacité, les prix ne sont pas affichés. Entre agriculteurs, mandataires et acheteurs (grossistes, détaillants, restaurateurs et responsables de cuisines collectives), les transactions sont rudes. Les premiers doivent liquider leurs marchandises avant midi et les seconds jouent la montre. Il arrive souvent, pratique courante, que les acheteurs se donnent un mot d'ordre. Objectif : patienter le temps que le cours des produits agricoles fragiles baisse pour rafler le maximum à des prix dérisoires. Une aubaine pour les spéculateurs. Ni affiches ni plafonds, les prix sont libres Alors que le gouvernement tente de réguler un marché qui échappe aux règles de contrôle en fixant les marges bénéficiaires, on s'esclaffe ici : «Les prix sont fixés selon la loi de l'offre et de la demande», estime Mohamed, 50 ans, mandataire depuis une dizaine d'années. Selon lui, la forte demande, particulièrement durant les périodes des vacances et à l'approche du mois de jeûne, influe sur les prix. Et la spéculation ? «Oui, il y en a qui en profitent», reconnaît-il. Sujet à caution, la marge bénéficiaire des mandataires serait de 8%, à en croire cet intermédiaire. Détaillant, Abderahmane est un habitué des lieux. C'est la même ritournelle à la veille du mois de jeûne. «Les prix ne sont pas ceux pratiqués depuis quelques jours. Ils sont montés en flèche. C'est la spéculation partout. Il se trouve même des mandataires qui stockent des quantités importantes afin de pouvoir jouer avec les prix comme ils le désirent», peste-t-il. Ce Blidéen n'a pas de choix, il payera un peu plus que d'habitude, cash, sa marchandise, l'usage des chèques étant banni. «A mon tour, je vais répercuter ces augmentations. C'est un cercle vicieux», ajoute-t-il. Accusés de faire de gros profits, des mandataires s'en défendent et jettent la pierre aux marchands de détail : «C'est plutôt eux, attirés par l'appât du gain facile, qui profitent de l'absence de contrôle et de régulation pour appliquer des prix exorbitants», réplique Samir, 37 ans, mandataire. Il soutient que les marges bénéficiaires des détaillants dépassent les 100%. Au sujet de l'interventionnisme du gouvernement –inonder le marché de produits stockés préalablement – un autre mandataire souligne que ces mesures encourageront la spéculation et le foisonnement des marchés parallèles. Fruits et légumes jetés à la décharge Au marché des Eucalyptus, c'est devenu une mauvaise coutume. Faute de preneurs, des producteurs jettent une partie de leurs marchandises. Agriculteur de la wilaya de Sétif, Abdelkader, le visage buriné, confie que les producteurs restent le maillon faible de la chaîne. «Nous payons presque tout : les ouvriers pour le ramassage, le transport, les impôts. Il nous arrive parfois de vendre à perte. De plus, faute d'acheteurs, nous jetons des caisses entières de tomates et d'oignons», révèle-t-il. Des informations corroborées par M. Mestouri, responsable du département exploitation et contrôle de ce marché : «C'est récurrent. La semaine dernière, d'importantes quantités de fruits et légumes ont été jetées à la décharge à défaut de trouver preneur.» Interrogé par ailleurs sur la non-publication et/ou le plafonnement des prix, M. Mestouri explique que le marché est régi par l'offre et la demande : «Nous ne pouvons pas afficher les prix. Les mandataires travaillent pour le compte des agriculteurs. En contrepartie, ils prennent des commissions plafonnées à 8%. C'est le marché qui fixe les prix.» Les transactions commerciales se font, par contre, en vertu d'un bulletin d'achat. Selon lui, le problème de hausses des prix est à chercher au niveau des marchés de détail. «L'année dernière, un kilo de laitue était négocié ici à 5 DA ; il atteignait 60 DA dans le marché de détail. C'était de la folie», s'exclame-t-il. D'après lui, les deux grands perdants restent l'agriculteur et le consommateur. «Les mandataires y trouvent leur compte», résume ce responsable, qui préconise d'imposer ailleurs un strict usage de la facture afin de débusquer les fraudeurs.