Boualem Sansal est un conteur formidable, son écriture est fluide, riche, puissante. Un torrent bienfaisant. Il panse nos blessures livre après livre, après avoir dénudé les cicatrices. Ses ogres sont nôtres : le pouvoir hybride et les égorgeurs au nom d'Allah. Parfois, ils s'imbriquent et ne font qu'un. L'auteur du Serment des barbares a beaucoup de comptes à régler. Rue Darwin est un réquisitoire terrible pour tous les régimes (unicité protéiforme) qui se sont succédé en Algérie.De Boumediène, cet éloge funèbre : au lendemain de la défaite de l'armée arabe en 1973, le raïs avait réuni les jeunes militaires dans une caserne pour leur tenir un discours. «Les morts se comptent pas cent mille morts, deux cent mille morts, c'est quoi ? C'est rien, nous en avons donné un million et demi à notre patrie et nous étions prêts à sacrifier le double, le triple, le quadruple… jusqu'au dernier… ( ) plus il y a de morts, plus la victoire est belle, la terre arabe a soif de sang et le peuple musulman veut des martyrs.» Le livre est une saga familiale d'une tribu extraordinaire. Au sommet : Lalla Sadia, dite djeda (plus marraine que grand-mère), dont la fortune immense s'est bâtie à partir du florissant bordel jouxtant la maison familiale. Le narrateur, Yazid, y a été élevé, avant de partir pour Alger. Et la saga revient sur les tribulations de l'histoire contemporaine de l'Algérie, un demi-siècle de tragi-comédie. La famille est dépossédée de son palais sur les hauteurs d'Alger par un «jeune et brillant dignitaire». «Un jour, il serait président de la République, sous le nom d'Abdelaziz Ier, il mettrait le cadastre à son nom et tout serait dit». Pour son dernier livre, Boualem Sansal a choisi comme personnage principal un antihéros, un peu lâche de ne pas vivre sa vie, surtout son passé, un peu altruiste, un peu désabusé. Yazid revient à la rue Darwin de son enfance. Qu'est devenu Belcourt ? «Aucun de ses vieux enfants ne le reconnaîtrait. La liberté, si chère au peuple d'antan, y est un péché impardonnable. L'Islam qui règne en maître jaloux et vindicatif le veut ainsi.'' Il n'y a d'homme libre que soumis à Allah, clame-t-on du matin au soir et du soir au matin.‘' Le bonheur est dans le martyre'', répond-on en écho à la même cadence infernale». Il est difficile de chroniquer un livre de Boualem Sansal. Résumer c'est trahir l'œuvre tant elle foisonne d'histoires et de vies multiples. Rue Darwin, Boualem Sansal, Gallimard, août 2001