comme à son habitude, Salman Rushdie détourne le langage pour aseptiser l'innommable, dans un monde sans boussole. La littérature rend perméable ce qui est hermétiquement fermé. Depuis Grimus, paru en 1977, Rushdie a installé les fondements de son écriture, les fantasmes, les folies et les mythes qui la hantent. Le sort d'Aigle Errant (l'indien Anoxa), personnage central de Grimus, qui est arrivé à la ville de K pour traquer les mensonges et le mal de Grimus qui planaient sur l'île en proie à ses démons, est devenu étranger en ce monde. Depuis la fatwa de 1989, il n'y a pas eu de grands changements, sauf que l'errance des personnages s'est déplacée de la littérature et a rattrapé l'auteur lui-même. Il n'est pas aisé aujourd'hui de parler de Salman Rushdie, pas pour la raison que tout le monde connaît, liée pathologiquement au Versets sataniques, roman qui lui a valu une errance sans fin, balançant entre Londres et New York ; mais plutôt pour son écriture, si riche et si complexe par ses différents référents qui viennent d'une culture anglo-saxonne, très à cheval sur un pragmatisme linguistique et une économie expressive sans limite et dans laquelle tous les déchets de la métaphore sont bannis. Il émerge aussi d'une culture indienne ouverte sur l'infini de la parole et une enfance (à Bombay) qui demeure ancrée depuis Les enfants de minuit qui a fait de Salman Rushdie l'un des écrivains les plus importants de notre siècle. Et enfin la culture arabe qui forme, elle aussi, une partie de ce substrat et de ce socle qui se manifeste sous différents angles dans son œuvre romanesque. Sans cette présence enfouie, il serait difficile, voire impossible de comprendre cette écriture déchiquetée, les phrases incises et bien ciselées qui disent l'essentiel sans aucune surcharge, les redondances qui sont à l'antipode d'une économie linguistique, les ellipses qui se font dans de longs dialogues et qui, poussées à l'extrême, donnent l'impression d'une répétition alourdissante. On retrouve ces détails dans Les enfants de minuit qui a eu le prestigieux prix : Booker Prize, 1981, La Honte, prix du meilleur livre étranger en 1983, Les versets sataniques qui lui a valu une condamnation à mort par les gardiens du temple de la morale, La terre sous ses pieds,1999 et enfin Furie, 2001. On retrouve tous ces ingrédients dans son dernier roman Shalimar the Clown (Shalimar le clown) qui est sorti depuis dernièrement, en traduction française chez Plon, traduit par Claro. Un roman qui, malgré le sang et les assassinats et une trame simple, presque policière, reste un roman du désir enfoui. Maximilien Ophuls, qui avait une haute fonction étatique, celle d'ambassadeur des USA en Inde, ensuite responsable à la tête d'une institution de lutte antiterroriste en Amérique, est assassiné, égorgé par son chauffeur Cachemiri Shalimar ; un homme ambiguë portant en lui les séquelles d'un pays démembré et déchiré, réduit en poussière par les divisions et le pouvoir sans partage, des nouveaux seigneurs des guerres. Le mal n'a pas épargné la fille de Max, India (Kashemira) puisque l'assassinat s'est passé devant ses yeux. India est une rêveuse, elle veut devenir documentariste à Los Angeles. Pour elle, qui n'a pas connu le pays maternel, le Cachemire c'est le paradis. Ce sont les trois personnages, plus la campagne de Max qui dévoilera les derniers secrets sur la mère d'India, qui se départagent tout l'espace romanesque qui dépasse les 400 pages. Un espace narratif qui ne se limite pas aux frontières d'une époque puisque le roman, dont la trame du présent se passe en Californie, s'ancre profondément dans les périodes de guerres plus lointaines et les plus dévastatrices, la France sous l'occupation, l'Angleterre et surtout les bouleversements du Cachemire qui est au cœur de ce beau récit. Une belle terre (dont les grands parents de Rushdie sont originaires) réduite à l'Etat primaire par l'absurdité des hommes. Comme à son habitude, Rushdie n'oublie jamais de remettre en cause les sociétés modernes et cette tendance de modernité, si chère, mais trop teintée d'hypocrisie. « Il s'agit de la destruction littérale de ce paradis ravagé par les bombes et les canons, comme si des armées avaient envahi le jardin d'Eden pour le mettre à feu et à sang ; en un sens cette destruction du paradis est l'idée maîtresse du roman : Nous habitons désormais un monde sans paradis. » (Le Nouvel. Obs. 1e septembre 2005, avant la sortie du roman). C'est ce qui fait du roman de Shalimar une véritable tragédie au sens classique du mot, écrite dans un langage moderne. La fin des personnages renvoie à celle de l'Iliade et l'Odyssée, surtout la destinée des personnages centraux. Max et sa maîtresse morts tragiquement, India (Kachmira) frôle la folie et Shalimar est transpercé par une flèche qui jadis n'a pas raté le talon d'Achille. Elle met un terme à Shalimar le Clown qui s'était évadé de la prison. Une course effrénée vers la mort qui mettra Shalimar face à Kachmira, dans un duel où la modernité prend le devant de la scène. India s'était bien préparée depuis qu'elle a entendu parler de l'évasion du tueur de sa mère et de son père : lunettes infrarouges, caméra de détection, liaison directe avec la police... « Elle sentit la corde pressée contre ses lèvres entrouvertes, sentit l'extrémité de la hampe contre ses dents serrées, laissa filer les dernières secondes, exhala et lâcha la flèche. Il était impossible qu'elle le rate. Il n'y aurait pas de seconde chance. Il n'y avait pas d'India. Il n'y avait que Kashmira et Shalimar le Clown. » (Shalimar le Clown, Plon 2005, p.436) Ne croyez pas que c'est juste un roman rude, douloureux et épique, c'est aussi un vaste espace de désir où s'entrechoquent fatalité des guerres et bruissements soyeux des désirs et des passions. Un roman dans lequel se confondent patrie du langage et patrie du corps. « Les écrivains parlent souvent du langage comme d'une patrie. Ma petite patrie à moi, c'est le corps et ses gestes. Toute la vie intérieure passe par les seuils du corps », disait l'écrivain mexicain, Alberto Ruy-Sanchez. Toutes les tristesses, les manques, les errances, les voluptés silencieuses, viennent d'un seul coup : hanter India, perturber ses désirs, ses choix de vie et ses interrogations. Un jeu d'échos et de masques s'établit dès l'incipit à l'intérieur des longs monologues des personnages et dans lequel on entend facilement les mêmes voix traversées par les contradictions qui donnent de la chair aux personnages face à l'absurde et à des destinées imprévisibles. C'est avec cette pratique de masques théâtrales que Rushdie inscrit le désir comme territoire. L'imagination franchit les frontières du réel jusqu'au point où l'on cesse de comprendre, où l'on cesse d'imaginer où l'on commence à sentir cette narration invisible qui s'installe dans un monde des Mille et une Nuits, sans couleur et sans joie, des nuits de vengeance. « Je suis ta noire Schéhérazade, écrivit-elle. Je t'écrirai tous les jours et toutes les nuits pas pour sauver ma vie mais pour prendre la tienne pour entortiller autour de toi les serpents venimeux de mes mots jusqu'à ce que leurs crocs te mordent au cou » (Shalimar le Clown, p.411). Shalimar le Clown est « un chef-d'œuvre, disait la Kirkus review du 27 mai 2005, égal et dépasse peut-être même les œuvres comme les enfants de minuit, la Honte et le dernier soupir du Maure. Les Suédois n'oseront pas offenser l'Islam en donnant à Rushdie un prix Nobel qu'il mérite que tout autre écrivain vivant ». Au-delà de toutes considérations politiques ou idéologiques, Salman Rushdie mérite de loin ce prix Nobel. Ce ne sera que justice rendue et reconnaissance d'un talent qui n'arrête pas d'émerveiller les lecteurs, adeptes de l'esprit libre et du bonheur des mots.