Il faudra s'y faire. Il y aura, à l'avenir, de plus en plus de livres (romans, essais philosophiques, enquêtes journalistiques...) qui tenteront de raconter, décrire, ou comprendre ce qui s'est passé le 11 septembre 2001. On pourrait alors, presque considérer que, Furie, le roman de Salman Rushdie, paru... le 11 septembre 2001 était le point de départ de cette lame de fond. Le romancier indo-britannique y racontait les péripéties d'un homme, Malik Solinka, professeur à la dérive nouvellement installé à New York, fasciné puis submergé par la violence de cette ville. Déjà, l'hallucination et la rage passaient en force pour annoncer l'Apocalypse : la fin de notre époque et de notre monde voués à la destruction totale. Voilà donc que Salim Bachi - un des écrivains algériens les plus intéressants et d'une discrétion absolue - s'y met à son tour. Le titre de son dernier roman, paru ce mois-ci, Tuez-les tous !, claque dans l'air empesé de nos incertitudes comme un fouet. C'est un court roman, alerte et enragé, fluide pourtant, construit sur le mode du délire jusqu'au dénouement que l'on pressent inéluctable. L'argument du roman de Salim Bachi est d'une simplicité édifiante. Il rapporte la dernière nuit d'un des 19 kamikazes du 11 septembre 2001. Un homme, que l'on pressent jeune, est prostré dans sa chambre d'hôtel à Portland, tout au nord-est des Etats-Unis. L'angoisse le gagne petit à petit tandis que se rapproche l'heure fatale où il devra s'embarquer pour rejoindre Boston, puis de là, prendre un avion pour Los Angeles qu'il devra, avec ses quatre autres complices, dérouter sur New York et crasher sur une des « deux tours les plus orgueilleuses de l'humanité ». Nous ne saurons pas grand-chose de lui, à peine quelques bribes d'une histoire presque banale, qui surgit sous la forme de réminiscences, d'images convoquées puis congédiées brutalement. Il s'appelle Seif El Islam. Un nom d'emprunt qui a succédé à la perte de son identité, lorsque brillant étudiant en chimie à Paris, après avoir tenté de vivre une vie normale, et par la suite d'une série de petites perturbations anodines il est en proie à la dissolution lente et inexorable de son moi. Il se retrouve rejeté, banni et bientôt clandestin, victime d'un système qui le pousse à bout. Alors, l'« Organisation » le recueille. L'Organisation est une puissante machine de l'ombre, qui récupère toute la colère des laissés-pour-compte, des mécontents, de tous ceux que l'Occident arrogant n'a pas voulu entendre. L'Organisation se charge de tout pour eux, pourvoit à leur subsistance, leur redonne un horizon d'espérance. Oui, pour tous, il y aura un autre monde, plein de joies infinies, pour peu que tous consentent à détruire le Grand Satan d'aujourd'hui : l'Amérique. Dans sa chambre d'hôtel, Seif El Islam s'agite, il se souvient de son enfance à Cyrtha - cette ville mythique à laquelle Salim Bachi a donné vie lors de ses deux premiers romans, Le Chien d'Ulysse et La Kahéna - et des leçons de sagesse de son père, il se souvient des montagnes de Kandahar où il rencontra le Grand Maître, ce « Saoudien efféminé » et où il paracheva sa formation d'apprenti terroriste, il se souvient encore d'un séjour en Andalousie, au frais de l'Organisation, et de la visite lumineuse de l'Alhambra. Les visions se succèdent, s'entrechoquent, s'entremêlent en un magma suffocant. Seif El Islam tente de se calmer par un bain chaud, convoque les versets coraniques qui ne sont plus rien pour lui, sinon des formules à peine incantatoires. Il doute. Et si cette entreprise n'était rien d'autre qu'un mauvais rêve ? Et si tout cela ne signifiait rien, mais vraiment rien ? Rien, sinon le vide et la béance du Monde ? Et puis le Coran, le maître-livre, ne dit-il pas que « Celui qui a tué un homme qui lui-même n'a pas tué (...) est considéré comme s'il avait tué la terre entière » ? Alors Seif El Islam sort dans les rues froides et anonymes de Portland. Il veut tout oublier, ne serait-ce que l'espace de quelques heures. Il hèle un taxi. Se retrouve dans une gigantesque boîte de nuit, un de ces lieux de perdition qu'affectionne l'Occident. C'est une répétition de la descente aux enfers. Les visions qui s'offrent là sont de plus en plus noires, dantesques. Il est là, avec sa carte de crédit qu'il fait jouer entre ses mains et qui attise le regard des femmes. L'alcool, la drogue, le sexe sont les seigneurs de ce monde. Puis, Seif El Islam croise une femme, un oiseau perdu, qui s'accroche à lui comme on s'accroche au diable, qui voudrait l'aimer et qui le suit jusque dans sa chambre d'hôtel. Mais lui ne peut pas l'aimer, ne peut plus aimer, c'est trop tard. Tout est trop tard. L'écriture de Salim Bachi, nerveuse et économe, rend compte brillamment de toutes ces atmosphères, des pensées contradictoires qui visitent son personnage. C'est une écriture de la récurrence et des obsessions comme « le roulement de tambour d'une machine à laver » ou « le tournoiement de l'eau d'une cuvette de toilette » dans laquelle son personnage jette sa carte de crédit, lien symbolique qui l'unissait au monde occidental. Entrelaçant habilement des extraits du Coran et du Hamlet de Shakespeare - ce monument d'ambiguïtés et de contradictions où les apparitions de fantômes et les hallucinations du Prince Hamlet forment un indéchiffrable et fascinant chaos -, son récit avance inexorablement vers la fin effroyable, vers la destruction complète de la Cité de toutes les iniquités. Vers la mort. « Mais ne dites pas de ceux qui sont tués dans les chemins de Dieu qu'ils sont morts, non, ils sont vivants. » Ainsi soit-il. Salim Bachi ,Tuez-les tous ! Roman, Ed. Gallimard, 2006.