Bidonville qui a plus de 45 ans d'existence, Kerrouche survit aux promesses «bidon». Aucun projet de relogement n'est prévu pour les 2000 familles qui ont élu domicile le long de la RN5, à la frontière de la commune de Boudouaou et de la wilaya de Boumerdès, à 40 km d'Alger. Les quelque 12 000 habitants qui y vivent, sont redoutés de tous, à Réghaïa, pour la mauvaise réputation qui leur colle à la peau. Entre petites joies et précarité extrême, ils résistent et espèrent. «Je me marie bientôt». Amel a le cœur serré par un rêve apaisant, mais si fragile qui l'angoisse. Elle en parle à voix basse. La timidité ride rapidement son visage lisse. Elle recule et s'adosse sur les grands bidons d'eau qui longent le «mur» en tôle de zinc de sa maison et explique: «On a demandé ma main récemment, mais ‘'mazal'' (pas encore)», comme si le fait de trop en parler risquait de tout briser. Un petit vent de fin d'été souffle en faisant remonter toute la poussière du sol, jonché de pierres, de gravats et de détritus. Amel arrange ses cheveux soyeux et poursuit : «On a dû tout organiser ailleurs - des proches en ville ont bien voulu abriter l'événement -, pour ne pas avoir à recevoir ma future belle- famille ici», avoue-t-elle avant de changer précipitamment de sujet. Elle soulève la planche qui recouvre l'une des grandes bassines à côté d'elle, pour critiquer la qualité de l'eau qu'on leur vend chaque matin à 60 DA les 10 litres. Une eau recouverte de poussière. «Avec le temps, on apprend à faire avec», commente Amel. Elle a eu 23 ans pour s'y habituer. Elle est née au bidonville de Kerrouche, dans la commune de Réghaïa, l'un des plus grands du pays. Ici, comme le fait si bien Amel, les quelque 12 000 autres habitants qui y vivent, balancent de jour en jour entre précarité extrême, misères et petites joies qu'ils arrachent à la débrouillardise. On l'appelle San Fransisco, Dallas ou encore quartier Kenya, mais le vrai nom de ce bidonville, qui a plus de 45 ans d'existence, est Haï Kerrouche. Situé le long de la RN5, à la frontière de la commune de Boudouaou et de la wilaya de Boumerdès, à 40 km d'Alger. Près de 2000 baraques y sont établies, en parpaings, en carton ou encore en tôles de zinc et planches en tout genre. Une «architecture» variée. La carte bleue de Boudiaf Dimanche 18 septembre. A 11 heures, Amel qui rôdait, il y a quelques minutes encore devant sa baraque en chemise de nuit, s'éclipse précipitamment. Deux hommes en combinaison bleue se baladent dans les petites allées en gravier du bidonville pour y déposer des appâts toxiques contre les rats. Des employés de l'entreprise d'hygiène urbaine de la wilaya d'Alger. Zoubida, une mère de famille, sort alors et demande gentiment à l'un d'eux de lui en placer à la maison. L'homme refuse : «Il est interdit d'en mettre à l'intérieur des baraques», répond-il en s'éloignant. Zoubida accepte alors de se prêter à un jeu des questions réponses après avoir ouvert la porte de sa baraque. Numéro 740. «Je suis là depuis 25 ans, je suis arrivée ici tout de suite après mon mariage, nous avions acheté une toute petite place recouverte de carton et de tissu à 15 000 DA. Depuis, on a eu le temps de construire et d'améliorer notre petit habitat», explique-t-elle sans retenue. Ciment, mur peint, carrelage : une des rares baraques où l'on retrouve tous les matériaux d'une vraie maison. Zoubida est éducatrice dans une crèche à Alger et garde espoir de pouvoir acquérir un logement participatif, prochainement. Tous ses espoirs, elle les met dans la fameuse carte bleue qu'elle a entre les mains. Celle qu'elle appelle «la carte Boudiaf», en référence au défunt président qui avait programmé leur déplacement avant d'être lâchement assassiné. Petit bout de fiche cartonnée bleue sur lequel sont inscrits son nom, son prénom, le numéro de sa baraque au dessus d'un cachet de l'APC de Réghaïa. «C'est cette carte bleue qui m'a donné le droit d'avoir des certificats de résidence pour inscrire mes enfants à l'école, mais c'est aussi avec cette carte que je peux avoir droit à un logement social un jour!», explique-t-elle encore. Salima, également la quarantaine, n'a pas cette chance ! Sa carte à elle est jaune et sa baraque est loin d'être aussi confortable que celle de Zoubida. Des toilettes turques à 20 centimètres de la porte d'entrée et quelques couvertures et draps en guise de lit, à côté, pour trois enfants. «Moi je n'ai pas la carte Boudiaf parce que je suis arrivée il y a seulement quatre ans. J'ai donc la carte des nouveaux arrivants qui n'ont pas droit à un certificat de résidence», lâche-t-elle dépitée. Comment inscrire son enfant à l'école, qui se trouve à seulement quelques mètres du bidonville, dans ces cas-là ? Deux choix s'imposent : se faire établir un hébergement par l'un de ses voisins détenteur d'une carte bleue ou, mieux encore, acheter une résidence (entre 1000 et 2000 DA) à l'un des agents de l'APC qui en ont fait un commerce connu de tous. Baraque playstation ! «La bande de Kerrouche», c'est ainsi qu'on appelle les jeunes de ce bidonville. Ils sont accusés de vols, d'agressions et autres délits craints et décriés de tous. «Il n'y a ni CEM ni lycée ici, on est donc obligés de prendre le bus vers la ville de Réghaïa et on n'a pas d'argent !», raconte, confus, Amine, 14 ans, pour justifier l'arrêt de sa scolarité. Sa mère précise : «Il se faisait insulter et on lui refusait même l'accès au bus parce que c'est un habitant de Kerrouche». Depuis, Amine passe ses journées à vadrouiller loin du regard inquiet de sa mère. A côté de lui, Adel, 15 ans, s'est, quant à lui, trouvé une occupation originale pour ces lieux : «J'ai ouvert une petite baraque de jeux playstation, de quoi égayer quelque peu cette cité de détresse. Mais je me suis fait dévaliser plusieurs fois, notamment par les flics !», dénonce-t-il. «Avec tout ce mal-être, on ne sort pas faire de la ‘'fawdha'' (du désordre) dans la rue pour arracher notre droit à un logement décent», s'exclame un autre jeune, marchant pieds nus, avant de se remettre en retrait. La dernière émeute organisée par les habitants de Kerrouche sur la RN5, à seulement quelques mètres du bidonville, remonte justement à 2006. Ils réclamaient à cette époque là non pas un relogement (ils n'y croyaient plus), mais de l'électricité. Deux jours après, il suffisait d'exhiber sa carte d'identité pour que Sonelgaz accepte d'installer des compteurs. «Mais des compteurs collectifs, précise Salima, pour ne pas risquer de nous donner plus de légitimité», ironise-t-elle. Depuis, ces fameux compteurs ont été abandonnés, et les habitants de Kerrouche ont opté pour une méthode beaucoup moins coûteuse qui évite surtout les grosses bagarres pour le paiement équitable des factures : le piratage des fils électriques de la commune.Une source proche de l'APC de Réghaïa, qui a requis l'anonymat, parle d'une facture de 900 000 DA par an, pour ce piratage d'électricité. Entre débrouillardise illégale et misère subie dans l'indifférence, le choix est vite fait.