Nabil Souleiman est l'un des rares écrivains arabes à suivre un cheminement d'écriture qui ne dément jamais. Dans chacune de ses livraisons, il y a toujours ce souffle du renouveau qui nous pousse à nous interroger constamment sur notre condition historique, aux abords d'un siècle qui s'éclipse sans trop de regrets et un autre qui s'installe tout doucement sur un amas de questions accumulées et non résolues. Une constante de l'éternel retour qui ne finit jamais et nous invite à nous repositionner face à nous-mêmes d'abord : que reste-t-il aujourd'hui de notre histoire traversée par des discours triomphalistes (Tropiques de l'Orient, 1990) ? C'est quoi être libre quand la femme demeure malgré elle sous l'emprise des traditions accablantes du Moyen âge et des injustices sociales ? (Veillées Nocturnes, 2000) que peut faire un intellectuel avec de bonnes intentions dans un monde arabe qui n'offre que répétitions, défaites, tortures et assassinats ? (Le cachot, 1972). On est très loin de cette littérature arabe qui caresse dans le sens du poil, nos fantasmes les plus profonds. Nabil Souleiman ne laisse jamais la politique ou l'idéologie triompher au détriment de son écriture, son jeu narratif exploite toutes les techniques qui font de son œuvre une fresque singulière avec tous les petits détails de la vie et les fragilités imaginables faces aux destinées incontournables. Invité pour participer à la rencontre des romanciers arabes « Pouvoirs de l'imaginaire dans le roman arabe », organisé avec le soutient de l'Unesco à Paris, non seulement comme écrivain consacré et inévitable, mais comme voix porteuse du renouveau, malgré les traces de l'âge qui commencent à s'imposer. Il est l'un des rares écrivains à venir d'une tradition mahfouzienne et à ne pas s'y installer confortablement dans la répétition. Pour Nabil « se sentir à l'aise dans le gouffre d'une forme c'est accepter les avatars d'un emprisonnement symbolique. L'écriture c'est d'abord l'inconfortable par excellence ». Son œuvre est traversée par ce grand désir invisible de bousculer les assurances littéraires. Il a toujours fait de la littérature son atout esthétique, mais aussi un défi de la vie et une raison d'aller le plus loin possible dans l'exploration des dédales d'une mémoire qui ne finit pas de nous étonner par sa force silencieuse et son invisibilité. Mais il reste à la limite du travail de l'homme de lettres et de l'intellectuel, à l'écoute des voix étouffées de sa société ; faisant de la littérature, d'abord, un lieu de grand partage. « l'écriture est d'abord un plaisir, mais que l'écrivain cesse de se prendre trop au sérieux en s'érigeant en nombril du monde. L'écriture est une responsabilité, mais elle est aussi un grand bonheur partagé, et c'est déjà beaucoup. », me disait-il avec simplicité et transparence et d'un ton sarcastique, en sirotant son café matinal dans la cafétéria de l'Unesco, attendant l'arrivée des intervenants, « La littérature ne peut être qu'elle même, avec sa propre force interne ». Dans son expérience de plus d'un quart de siècle, Nabil Souleiman a touché à tout, la critique littéraire, la sociologie de la littérature, l'essai politique, l'édition, puisqu'il est le fondateur de la grande maison d'édition Dar El Hiwar qui comble un grand déficit dans le domaine de l'édition littéraire, dirigée aujourd'hui par sa fille. Mais l'empreinte de Nabil, et la plus visible, est celle du roman. Elle est le fruit d'une trentaine d'années de labeur et de travail sans relâche, mais aussi d'embûches et de batailles interminables contre la censure. La société arabe, aussi compliquée soit-elle, a toujours été sa thématique fétiche et la pierre angulaire de son combat d'écrivain. Il n'a jamais cédé d'un iota de ses convictions, il s'est même risqué entièrement (Simone de Beauvoir), il y a quelques années et il n'a eu la vie sauve que de justesse. Il se rappelle de cet événement en ironisant : « Tu sais Waciny, je crois que j'ai la peau dure ; jusqu'à aujourd'hui je ne sais pas qui était derrière, pourquoi ? J'ai toujours fonctionné avec amour et responsabilité. Les deux personnes qui voulaient ma peau savaient ce qu'elles faisaient, mais moi jamais. On est dans un monde tellement traversé par différentes conneries et folies, qu'on peut tomber, un jour, victime sous des balles assassines sans connaître le pourquoi des choses. Une absurdité ? Cela dit, le monde du crime est plus organisé qu'on ne le pense. Pauvres intellos !? » Les thèmes, tels l'amour, la femme, la solitude, la justice, le courage, la haine... traversent avec force, toute l'œuvre de Nabil Souleiman. Une quinzaine de romans retracent, aujourd'hui, le remarquable voyage de l'écrivain et sa quête de vérité qui évolue avec les besoins de son écriture et de sa conscience en mouvement. Une œuvre riche, diversifiée, mais sans modèle de fixation : Et le déluge s'estompa (1970), Le Cachot (1972), Neige de l'été (1975), l'Obélisque (1980), Défaites précoces (1985), Nuances (1995), adapté par la télévision syrienne (2005), Passerelle des passions (1998), Veillées nocturnes (2000), En son absence (2003), mais le roman qui a le plus marqué la fin du siècle dernier et la littérature arabe c'est sans doute aucun Tropiques de l'Orient, qui a pris dix années de la vie de l'écrivain, avec ses quatre tomes :1-Les voiles (1990), 2-L'étoile polaire (1990), 3-Les bourgeons (1993), 4-Les pétales (1993). Un texte épique monumental qui reprend l'histoire du monde arabe avec toutes ses blessures, face à la colonisation depuis la Première Guerre mondiale et face à elle-même et à ses dictatures qui ont fait du sous-développement et des aveuglements idéologiques, religieux ou ethniques leurs atouts de vie. Ecoutons feu Abderrahman Mounif, grand romancier, mort dans la solitude et l'oubli : « Le romancier Nabil Souleiman dans Les Tropiques de l'Orient tient avec une main de maître toute une période historique très dangereuse, controversée et d'une très grande sensibilité. Dès la première partie de cette épopée, l'écrivain nous renvoie aux débuts de l'extinction des empires et à la naissance des Etats et la formation des différentes forces. Il retrace les frontières et nous dit d'une voix à peine audible et indirecte : tels commencements et tels parcours ne peuvent qu'aboutir à de telles finalités. Les grands romans sont ceux qui retiennent véritablement l'attention du lecteur et qui le bouleversent de l'intérieur. C'est une œuvre monumentale, digne des grandes épopées qui voyagent dans la mémoire, l'histoire et les rêves de l'avenir. » Tropiques de l'Orient est aussi une grande fresque, pleine de couleurs et de vie, dans laquelle toute l'histoire arabe moderne, encore palpitante, est revisitée avec une grande élégance littéraire et un regard critique qui met l'histoire, poussée aux extrémités du mensonge, face à un présent qui la dément. On est vraiment très loin du discours triomphaliste et sûr de lui, qui voyait tout à portée de main, libération des terres occupées en Palestine, l'émancipation de la femme, la justice sociale, une société arabe démocratique et libre... mais c'est ça aussi la littérature, elle nous met face à nos fragilités les plus profondes, une mémoire brimée et des départs faussés par le mensonge et les égoïsmes.