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Nicolas Ténèze. Chercheur : «Le Printemps arabe est un concept arbitraire»
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Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2011

Nicolas Ténèze, docteur en sciences politiques et chargé de cours à l'Université Toulouse Capitole, développe une théorie à contre-courant du discours dominant. Selon lui, le Printemps arabe n'existe pas, n'est qu'une construction imaginaire «arbitraire», la Ligue arabe n'est qu'une coquille vide, et la participation de l'Otan en Libye soulève beaucoup de questions.
-Vous dites que le Printemps arabe n'existe pas, qu'il est une adaptation du Printemps des peuples de 1848 ou du Printemps de Prague. Que la «pseudo arabité» des révolutions passées ou en cours ne repose pas sur une homogénéité civilisationnelle... Pourquoi ?
Je tenais à réagir contre tous ces articles-clones que les revues commandent depuis neuf mois à leurs auteurs attitrés. Avant cela, j'ai interrogé une cinquantaine d'étudiants «arabes» à Toulouse, provenant de ce «monde arabe». Hormis quelques Syriens ou Egyptiens, la majorité des composantes de ce panel, bien sûr critiquable, (Tunisiens, Libanais, Algériens, Marocains, Mauritaniens, Comoriens, Djiboutiens et bien d'autres) m'a répondu qu'elle ne se sentait pas forcément arabe, mais native de pays d'origine, de tribus, ou même de localités.
A plusieurs reprises, des étudiants ont même été choqués que je puisse les assimiler, pour les besoins de l'enquête, à des Arabes. En approfondissant les entretiens, mon présupposé initial a été validé. J'ai pu mesurer ce que je pressentais : le monde arabe, s'il existe, doit être ré-identifié. Cette idée, je l'avais importée d'un cours que j'avais suivi en première année d'histoire, à la faculté du Mirail. Un professeur d'histoire arabisant avait démoli l'idée d'un monde arabe homogène, en mettant en exergue la diversité ethnique, religieuse et linguistique de cet espace.
Il s'insurgeait contre ceux qui parlaient à tort d'«Arabes» de banlieue pour désigner un ensemble disparate de Berbères, d'Arabes, de Caucasiens, de Perses habitant à la périphérie des villes françaises. Entre les arabophones, les berbérophones, les francophones, les anglophones, sans compter les autres langues, les pays composant cette Ligue arabe, qui d'ailleurs ne rassemble pas tous les Arabes, sont tous différents. Cette thèse, d'ailleurs développée en partie dans plusieurs ouvrages et manuels, a été occultée. Avec les attentats du 11 septembre, les amalgames se sont cristallisés.
-Le Printemps arabe serait donc une construction intellectuelle ?
A partir de décembre 2010, on nous a vendu le concept de Printemps arabe comme une évidence, alors qu'en France surtout, les a priori hutingtoniens (un monde divisé en aires civilisationnelles et confessionnelles) ont été sévèrement étrillés.
Je m'étonne que cette rigueur scientifique ne soit pas appliquée dans ce cas présent. Je déplore aussi que certains intellectuels français, habitués des charmes de Djerba, de Marrakech ou de Charm El Cheikh, aient retourné leurs vestes aussi rapidement. Ce «monde» est politiquement disparate, avec des monarchies au Maroc ou en Jordanie, des régimes plus dictatoriaux que d'autres et des dirigeants que l'on ne peut comparer entre un Moubarak et un El Gueddafi. C'est également le cas pour les doléances des révoltés. Les uns réclament de meilleures conditions de vie, d'autres dénoncent des arrestations arbitraires ou la réalité de certaines kleptocraties.
-Vous relevez aussi le rôle ambigu de la Ligue arabe...
Justement, nous parlons de Ligue arabe qui est une organisation avant tout politique et qui n'a cessé de prouver, depuis sa fondation en 1945, qu'elle était divisée en de multiples courants d'ailleurs protéiformes. L'Egypte a souhaité se l'approprier pour légitimer sa politique extérieure et s'ériger en fer de lance d'une coalition d'Etats. Cette volonté fut contestée par l'Algérie, l'Irak ou encore la Syrie. Ce qui a pu expliquer en partie pourquoi, en 1991, l'Irak, plus ou moins soutenu par l'OLP, la Jordanie et le Yémen, a affronté une coalition d'Etats occidentaux (terme également à critiquer) et «arabes». Si l'on se concentre sur l'ensemble des guerres impliquant plusieurs Etats de la Ligue arabe entre eux, cette homogénéité vole en éclats.
La Ligue, assez critiquée pour sa distance vis-à-vis des revendications de certaines populations, n'a accompagné que sur le tard le CNT, et a couvert la répression des révoltés au Bahreïn par le Conseil de Coopération du Golfe, une organisation dépendante d'ailleurs de l'OTAN. Ainsi donc, il n'y a pas de Printemps arabe politiquement parlant, mais de révolutions nationales autonomes les unes des autres.
Néanmoins, les revendications peuvent s'exacerber à partir du moment où elles triomphent dans un ou plusieurs pays. L'effet de contagion ne peut être nié, mais ne peut expliquer entièrement la prolifération des révoltes. Avec des banderoles de cortège écrites en français, en arabe ou en anglais, et des élites fortement occidentalisées, quid d'un printemps arabe. Enfin, dans les années 1980 par exemple, l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, la Jordanie ou l'Egypte ont connu de violentes manifestations. A-t-on parlé d'un Printemps arabe ? Avec les nouvelles technologies et la course à l'information, nous avons tendance à penser avec des concepts préfabriqués. Le manque de temps et le confort des idées toutes faites expliquent cela.
-Pour vous, le concept de la «rue arabe» est un raccourci, que rien n'aurait pu arriver sans l'aide extérieure. Comment analysez-vous le scénario libyen ?
De Habermas à Bourdieu en passant par Gramsci, les notions de société civile, de rue, d'opinion publique ont été très nuancées, surtout dans les impacts politiques qu'elles pouvaient provoquer.
L'idée n'est pas de nier la légitimité des revendications exprimées par des populations, bien sûr. Mais en France, aux Etats-Unis, en Chine ou en Egypte, on sait parfaitement contenir des manifestations. Je reste dubitatif sur les mouvements que l'on nomme génériquement «des indignés».
Bien sûr que l'on ne peut que se révolter contre les coupables de la crise financière et de l'arbitraire politique. Mais le faire grimer d'un masque issu de ce film hollywoodien, «V pour Vandetta», c'est assez risible.
Et depuis, on ne peut pas dire que le système en a été ébranlé. Réformer le système ou le changer. Oui, c'est un fait. Mais pourquoi le livre de Stéphane Hessel n'a-t-il pas été interdit. Peut-être parce qu'il n'est pas si dangereux que cela. Donner l'illusion au peuple qu'il peut maîtriser (mais attention «seul») son destin, c'est là l'escroquerie.
Une révolution qui réussie, c'est lorsqu'une partie de la classe dirigeante se sent menacée par la plus haute sphère du pouvoir. Alors, elle s'allie aux revendications populaires et mobilise des parties entières des forces coercitives du pays, afin d'accompagner des manifestations contre des forces restées fidèles au régime. En Egypte, en Libye ou en Tunisie, ce fait est avéré. En 1789, en France, c'est une bourgeoisie montante qui profite de l'expression des griefs de foules pour renverser un pouvoir, rétif à lui accorder plus de concessions. Le cas échéant, comment une «rue» non armée, sans complicité dans l'appareil d'Etat, peut-elle renverser un pouvoir ?
-Les islamistes ont gagné les élections en Tunisie, le CNT libyen parle de charia... Tout ça pour ça ; a-t-on envie de dire. Le Printemps arabe risque-t-il de se transformer en automne islamiste ?
Le concept «d'automne islamiste» commence effectivement à se propager dans les rédactions. Le risque, nonobstant les avis d'intellectuels médiatiques, est réel. En Iran (certes pays perse et non arabe), des religieux renversèrent le pouvoir, après en avoir obtenu l'aval de l'étranger (Khomeiny était hébergé en France à Neauphte-le-château). Israël a utilisé des mouvements islamistes comme le Hamas contre le Fatah.
Il s'agit là encore d'un automatisme de pensée, mais le dupliquer pour s'en faire une grille de lecture en Tunisie et en Libye n'est pas interdit. Les récents événements nourrissent les inquiétudes en la matière. Au moins depuis le 11 septembre, les nationalismes ont été émoussés par la prolifération des communautarismes religieux.
Ce fait est déploré par certains révoltés qui ont le sentiment que leur mouvement légitime a été récupéré. Cette préoccupation est parfaitement perceptible chez les Arabes de France. Mais là encore, faut-il déconstruire le concept «d'islamisme», à la lumière des galaxies des différentes organisations parfois soutenues par des pays extérieurs… La remise en cause des concepts reste la priorité du chercheur, à défaut, bien souvent hélas, d'apporter des réponses définitives.
Sur la Libye précisément, je n'en connais que ce que la presse rapporte. Entre les théories du complot qui d'ailleurs s'affrontent, et les communiqués officiels, différents selon les jours, qui pourrait avoir la prétention de se risquer à une analyse objective et complète ? Je ne suis pas issu des arcanes du pouvoir.
Qui furent les commanditaires de cette révolution qui s'apparente plutôt à une guerre civile, cela je l'ignore ? Mais le fait que l'OTAN ait appuyé le CNT peut bien sûr aider à la réflexion.


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