Le «cheikh» séduit autant qu'il inspire la crainte et la méfiance. Personnage haut en couleur, leader historique du mouvement islamiste tunisien et grand vainqueur des élections du 23 octobre dernier, Rached Ghannouchi, de son vrai nom Kheriji, 70 ans, fait sensation à chacune de ses apparitions. Son look BCBG d'islamiste «light», moderniste et ouvert «sur le monde» est, certes, sujet à supputation et suspicion, mais ne laisse personne indifférent. Son aura d'opposant authentique, de la «première heure», à la dictature : celle de Bourguiba d'abord – qui le condamnera à la prison à perpétuité – puis celle de Ben Ali – dont il saluera, dans un premier temps, le coup d'Etat (1987) avant de s'opposer frontalement à lui – a contribué à forger sa victoire électorale. Ses adversaires politiques lui reprochent sa duplicité, son «double discours», ses affinités et amitiés douteuses avec les monarchies du Golfe. On lui reproche également son «silence» troublant durant les vingt ans qu'a duré son exil à Londres, d'avoir surfé la vague de la révolution, son «hypocrisie» politique élevée au rang de stratégie de conquête du pouvoir, ou encore sa supposée grosse fortune ou son penchant polygame, etc. Bête noire des démocrates tunisiens à qui il emprunte la rhétorique, le chef d'Ennahda, agréé le 1er mars 2011, prêche la démocratie et les droits de l'homme. «Ce n'est pas le diable», disait de lui, au lendemain de la victoire d'Ennahda, Moncef Marzouki. «Les islamistes d'Ennahda, il ne faut pas les prendre pour les talibans de la Tunisie, c'est quand même une fraction modérée de l'islamisme», ajoutait le leader du parti de gauche nationaliste CPR, arrivé derrière Ennahda aux dernières élections. Né à Hamma en 1941, oasis du sud-est de la Tunisie, Rached Ghannouchi est issu d'une modeste famille d'agriculteurs. Son oncle était connu pour être un des leaders du mouvement fellagha. Après des études de théologie à Zitouna, il quitte Tunis en 1964 pour se rendre au Caire, où il s'inscrit à l'université pour des études en génie agricole. C'est son premier exil, forcé par le «bourguibisme» qui «pensait que le modèle français était celui de la modernisation et que tout ce qui vient du Machrek n'était qu'anarchie», déclarait-il. Au lendemain de l'indépendance, Bourguiba a décidé de fermer la Zitouna et de faire appel aux 4500 diplômés de l'école moderne pour construire la Tunisie nouvelle. «Les Zitouniens étaient marginalisés, aliénés et leurs horizons fermés ; ils se consolaient du Machrek comme refuge spirituel.» Au Caire, Ghannouchi, flirtera d'abord avec l'Union socialiste nassérienne. De ce parti, il se retirera, déçu par le nassérisme, pour épouser le projet de la confrérie des Frères musulmans, découvert au Caire, à Damas puis à Paris en 1968 au contact de Jamaâ Al Dâoua. En 1969, retour au bercail après des études à la Sorbonne. Sur la route le menant chez lui, il fera la rencontre, en Algérie, de Malek Bennabi. «Moi, j'étais de l'avis de Malek Bennabi, et je crois que le musulman peut être civilisé, s'il comprend bien l'islam, et peut ne pas l'être s'il le comprend mal.» Professeur de philosophie dans un lycée à Tunis, il dirige parallèlement la revue Al Ma'arifa et prêche la «bonne parole» dans les mosquées avec Abdelfattah Mourou, longtemps son bras droit. Ghannouchi créera ensuite le Mouvement de la tendance islamique (MTI), qui deviendra en 1989 Ennahda, et se révélera un opposant acharné au régime de Bourguiba. Il est condamné, en 1981, à 11 ans de prison dont 3 ont été purgés. La répression dirigée contre les islamistes sous Bourguiba était des plus sanglantes. Plus de 10 000 militants ont été arrêtés en 1987 et avant, en 1984, après les «émeutes du pain». Quelques semaines avant sa destitution, Bourguiba fait de nouveau condamner Ghannouchi aux travaux forcés à perpétuité (27 septembre 1987). Le «vieux maquisard» sera destitué bien avant l'exécution de cette peine. Ghannouchi et son mouvement participent, sous Ben Ali, aux premières législatives avant de se voir interdire par le nouveau maître de Carthage. Contestant les résultats des législatives (son parti était crédité de 14% des voix), il est contraint à l'exil en Algérie, en 1989, puis condamné par contumace, en 1991, à l'emprisonnement à vie. Il séjournera deux ans dans l'Algérie du FIS avant de rallier, pour 20 ans, la Grande-Bretagne. Le parti de Rached Ghannouchi se défend d'être religieux, se refuse d'appliquer la charia, dit respecter les libertés, les droits des femmes, des minorités, religieuses notamment. Son modèle politique est l'AKP, le parti au pouvoir en Turquie. Son credo : la «renaissance de la Tunisie».