Image désolante et choquante, hier au hall de la centrale syndicale, à Alger. Des centaines de travailleurs du secteur du textile et de la chaussure, désespérés et décidés, venus avec leurs propres moyens de Tiaret et de Tébessa, se sont rassemblés dans ce lieu symbolique pour faire entendre leurs voix empreintes de beaucoup de colère. Bon nombre d'entre eux sont accompagnés de leurs bagages personnels, parce que décidés à rester le temps qu'il faut pour dénoncer la situation de misère sociale à laquelle ils sont soumis depuis des mois. Une seule banderole a suffi pour exprimer ce désarroi et envoyer un message percutant aux responsables de l'UGTA : « Sidi Saïd, tu es loin des travailleurs, nous voulons nos salaires. » Adossés aux luxueuses voitures des responsables syndicaux, les travailleurs ont décidé de ne repartir chez eux qu'une fois leurs problèmes résolus. Une grève de la faim n'est pas écartée, nous ont-ils déclaré, si « les autorités ne daignent pas prendre en charge nos doléances ». Travaillant depuis des années à l'usine de chaussure Mahira, située à Frenda, wilaya de Tiaret, et qui emploie quelque 350 ouvriers, Zerkani Ammar, chargé de l'organique, a eu du mal à nous entretenir sur la situation sociale de ses collègues. « Vous voyez, ici, il n'y a que des pères de familles. Il ont laissé leurs femmes et enfants pour venir à Alger et revendiquer leurs droits. Ils n'ont pas perçu leurs salaires depuis février 2005. Imaginez un peu la situation dans laquelle ils se trouvent. Le dernier d'entre eux a au moins trois à quatre personnes à nourrir. Ils sont plongés dans la misère la plus totale... », a raconté le syndicaliste. Il a expliqué qu'à plusieurs reprises, des négociations avec la tutelle ont eu lieu pour demander soit la fermeture de l'usine et l'indemnisation des travailleurs, soit la relance de l'activité. « Le dossier a été bien ficelé, mais tout a été gelé après le départ des responsables de la SGP. L'usine est dans un état catastrophique. Sans électricité ni eau, nous sommes obligés de nous présenter tous les jours pour au moins assurer la sécurité des lieux. De nombreux travailleurs n'arrivent plus à vivre une telle situation. Ils ont des familles nombreuses à leur charge, et dans nos régions, le travail est une denrée rare. Nous ne partirons pas d'ici tant que les autorités ne règlent pas ce problème... », a lancé M. Zekrani. Celui-ci a tenu à dénoncer les autorités locales de Tiaret qui ont fait « pression sur les travailleurs pour les empêcher de rejoindre Alger. Ils les dissuadaient en les menaçant de représailles sous prétexte que l'état d'urgence était toujours en cours et, de ce fait, toute manifestation publique était interdite. Nous nous sommes entendus pour se débrouiller et déjouer les services de police pour venir en petits groupes à Alger ». Le même scénario a été utilisé par les 600 travailleurs de l'usine de textile, Elatex, de Tébessa, venus, eux aussi, réclamer leurs arriérés de neuf mois de salaires. « Ils ne veulent pas décider du devenir de notre usine et nous laissent dans une situation des plus catastrophiques. Ou ils nous payent nos arriérés de salaires, ou ils ferment l'usine et indemnisent les travailleurs. Nous ne pouvons plus continuer à assurer uniquement la sécurité des lieux sans être honorés en contrepartie. Au mois d'août dernier, les responsables ont importé pour 80 millions de dinars de matières premières pour relancer l'activité. Mais ce n'était qu'une lueur d'espoir. L'usine n'a pas fonctionné. Nous leur avons demandé de récupérer les créances détenues auprès de nos partenaires pour payer les travailleurs, ils ont refusé. Il était question qu'une décision concernant le devenir de l'usine soit prise avant le 31 décembre dernier, mais à ce jour, nous continuons à vivre dans l'incertitude... », a déclaré Farid Ghoul, membre du bureau syndical. Sa collègue, âgée d'une quarantaine d'années, a laissé ses quatre enfants à sa mère pour venir arracher son salaire. « J'ai eu du mal à trouver l'argent et payer le voyage. Je n'arrive plus à vivre décemment. Mes enfants vivent de la charité des voisins. Nous voulons uniquement nos droits. Nous ne faisons pas d'aumône. Je suis prête à passer des nuits et des nuits sous ces arcades, pourvu que je reparte avec ma paie pour nourrir ma famille », a-t-elle déclaré, les larmes aux yeux. Une couverture, des pulls en laine, de l'eau, du lait et du pain sont posés à même le sol. Il s'agit du stock de provisions que cette mère de famille a pu collecter pour pouvoir rester à Alger, le temps de régler sa situation. M. Ghoul a affirmé que des promesses de règlement de ce problème ont été faites, et à plusieurs reprises, par le secrétaire général de l'UGTA, Abdelmadjid Sidi Saïd, mais « ce n'était que des promesses, rien que des promesses ». Il s'est dit très « pessimiste » quant à la prise en charge réelle des revendications des travailleurs par la centrale syndicale. « Nous avons été reçus ce matin (hier, ndlr) par le secrétariat national, et à sa tête Sidi Saïd, mais nous savons qu'il ne s'agit que d'une formalité. Nous leur avons affirmé que nous ne quitterons pas la centrale syndicale sans une solution sérieuse... » Un message qui dénote à quel point l'UGTA n'arrive plus à prendre en charge les préoccupations vitales de ses travailleurs. En plus des nombreux conflits internes qui la minent, l'organisation, et à l'approche de son 11e congrès, à chaque fois reporté pour des raisons purement politiques, ne cesse de jouer à son rôle habituel de pompier pour étouffer toute contestation sociale, y compris lorsqu'elle émane d'un autre syndicat, comme cela a été le cas lorsqu'elle a fait campagne contre la grève de la coordination des syndicats de l'éducation. Néanmoins, cette stratégie de guerre contre l'activité syndicale n'a pas pour autant fait taire les voix contestataires puisque des mouvements de grève sont annoncés par plusieurs syndicats d'entreprise et sans l'aval de la centrale syndicale. En outre, de nombreux conflits internes à l'organisation, notamment avec le chargé de l'organique, élément central dans la préparation du 11e congrès, ne cessent de provoquer la rupture entre la base et les responsables syndicaux, notamment après la suspension du secrétaire général du syndicat des douanes, Ahmed Badaoui, de son poste de SG, mais également de toute activité syndicale, par le secrétariat national.