Par Boualem Aïssaoui (*) Au moment où il s'apprêtait à mettre en marche la batterie de récepteurs TV, écrans plats de dernière génération alignés sur le mur de son salon, il eut une pensée soudaine pour les terribles années de la guerre de Libération nationale, durant lesquelles, dans le silence de la nuit où le moindre bruit était suspect, l'oreille collée à un TSF qui ferait les beaux jours d'un antiquaire aujourd'hui, il écoutait le cœur battant, la «Voix de l'Algérie libre» dont l'audience avait, de l'avis des vétérans de l'ALN, fait grossir les maquis et endurcir ceux qui s'y trouvaient déjà. A cet instant précis, il évaluait combien une radio libre, une seule, pouvait lever de bataillons, mobiliser l'opinion et faire rêver des millions d'hommes et de femmes d'un avenir où ils seraient maîtres de leur destin. Il ne comprenait pas pourquoi sa mémoire avait opéré brusquement ce retour en arrière sauf, se surprenait-il à penser, que le moment était si exceptionnel dans son itinéraire et dans la vie du pays tout entier qu'il lui rappelait combien les moyens de communication de masse, comme on disait dans les livres de sociologie politique, pouvaient provoquer de changements à l'échelle de l'individu et de l'opinion publique. Il ne pouvait certainement pas passer sous silence les grands moments de la Radio nationale algérienne une fois l'indépendance recouvrée ; -ses journaux d'information délivrés sur un ton solennel par des voix dont le plus large des castings aurait des difficultés à découvrir de semblables constructions vocales aujourd'hui ; -ses émissions musicales où tous les genres lyriques étaient déclinés ; - ses pièces de théâtre radiophoniques qui ont fourni des générations entières de comédiens au Théâtre national ; -ses retransmissions sportives dont le professionnalisme allié à un enthousiasme électrique pouvait mettre à mal bien des cœurs fragiles. Il ne pouvait tirer un trait également sur la chaîne d'expression française baptisée Chaîne III, comme pour marquer déjà sa place par rapport aux chaînes à venir, à laquelle le liaient des rapports très forts et dont l'une des grandes réussites en ces temps-là à ses yeux, bien avant les grands «chantiers de l'arabisation» qui continuent de nourrir le débat jusqu'à nos jours, était d'avoir fait connaître à ses auditeurs d'«écoute française» la culture arabe à travers les grands titres de la production littéraire, grâce à un directeur de chaîne parfaitement bilingue, devenu plus tard son ami et dont le port gentleman à souhait et la nonchalance toute feinte avaient permis aux jeunes cadres qui l'entouraient de s'exercer à la responsabilité sans trop de contraintes. Et que dire de la Télévision algérienne, de la magie du noir et blanc, des grands moments de solidarité et d'émotion qu'elle a su partager avec son public, de ses téléspeakrines à la beauté plurielle qui accompagnaient avec l'élégance et le sourire des maîtresses de maison, la diffusion des programmes ? Et ce n'est pas parce que la télévision n'a pas pu ou n'a pas su intégrer les évolutions de la société et se mettre à niveau par rapport à ses besoins de plus en plus diversifiés et à ses exigences au regard des tendances fortes du monde qui l'entoure qu'il allait rejoindre maintenant, par un simple effet de mimétisme, ceux qui, portés par une aptitude maladive à la déconstruction pour ne pas dire à la destruction, ne voyaient que du noir, même là où il y avait de la couleur. Homme de conviction et d'engagement, il considérait avec une honnêteté intellectuelle et du réalisme que ce n'est pas parce que le contenu est en-deçà de celui qui est attendu, qu'on devrait aussitôt détruire le contenant. Mais pourquoi donc toutes ces idées envahissaient-elles maintenant son esprit au moment même où une simple pression sur un bouton allait le faire basculer vers un nouveau paysage audiovisuel dans lequel des chaînes publiques enveloppées dans des bouquets allaient côtoyer des chaînes privées algériennes diverses, nées de la nouvelle loi organique relative à l'information et des prescriptions de la loi spécifique à l'audiovisuel, approuvées récemment par les deux chambres après un riche débat et des amendements à l'élaboration desquels les professionnels du secteur, des experts et des personnalités du monde médiatique, culturel et artistique national avaient été associés ? Sans nul doute parce qu'il n'émargeait pas à l'école du reniement, il aimait, selon les circonstances, revisiter le passé avec ses heures d'enthousiasme et ses moments d'épreuves. Et, au moment où il considérait en son for intérieur que l'ouverture du paysage audiovisuel donnait raison à ses espoirs, car il n'avait jamais désespéré, y compris dans les périodes où le discours officiel semblait hermétique pour l'éternité à toute évolution dans ce sens, et où, de nombreux «observateurs avertis» croyaient dur comme fer qu'il fallait se résigner à attendre patiemment l'arrivée d'une autre magistrature à la tête du pays pour voir le projet se réaliser, le miroir a de nouveau convoqué les images et les émotions d'hier. En fait, pour revenir au cœur du propos, même s'il a attendu que soit proposé sur initiative du premier magistrat du pays, une batterie de réformes politiques globales dans un contexte national, régional, international, chargé d'exigences et de pressions, la grande commission nationale de consultation n'ayant pas accueilli malheureusement de professionnels opérationnels du secteur pour écouter leurs préoccupations et leurs contributions, le gouvernement algérien a su créer finalement la rupture avec le passé, et ce n'est pas parce que la décision officielle de l'ouverture du paysage audiovisuel au capital privé national est tardive qu'on devrait en diminuer le sens et la portée ou accabler les «décideurs» de son échec annoncé. Acteur et observateur du paysage médiatique depuis plus de quarante ans, plus précisément dans le secteur audiovisuel et cinématographique au sein duquel il eut à occuper très jeune des postes de responsabilité de terrain, il passa donc en revue la longue marche des idées dont il percevait maintenant l'accomplissement. De l'ouverture du paysage audiovisuel, il se souvient avoir souhaité au départ qu'elle s'appliquât d'abord et naturellement au secteur public. Que les canaux satellitaires créés à la hâte mais qui ont maintenant le mérite d'exister et de porter l'image et le son de l'Algérie - quelles que soient les critiques que l'on peut toujours exprimer - auprès des publics du monde arabe géographiquement parlant, de l'Europe et d'autres parties du globe au sein desquels de grandes communautés algériennes sont établies, que ces canaux soient dotés d'une entière autonomie à même de les élever au rang de chaînes publiques au sens propre du terme, capables de diversifier par des programmes créatifs l'offre aux téléspectateurs, de promouvoir le débat contradictoire productif et constructif autour des questions de pouvoir et de société, de sécurité intérieure et extérieure qui préoccupent plus que jamais l'Etat et le citoyen, à l'heure où la région est le théâtre d'opérations, qui, sous couvert de révoltes légitimes contre des régimes «arrogants et sûrs d'eux», pour emprunter une formule célèbre, ont presque réussi à transformer une alliance militaire intercontinentale qui compte historiquement à son actif nombre de massacres collectifs contre des peuples, en un mouvement de libération populaire planétaire. Il entendait aussi par ouverture, en ces temps-là, l'élargissement du marché intérieur devant les producteurs audiovisuels privés algériens soucieux de s'affranchir d'un marché unique détenu par l'unique chaîne de télévision publique, qui, quels que soient ses efforts et l'audace par moments de ses dirigeants, ne pouvait à elle seule prétendre à une programmation de qualité en dehors de toute compétition et compétitivité, étant entendu que le nouveau paysage audiovisuel auquel il aspirait au même titre heureusement que nombre de ses confrères et bien d'autres opérateurs de la scène culturelle et médiatique, y compris d'ailleurs des cadres supérieurs de l'actuelle Télévision algérienne, en faisant dans la diversité, la créativité et la qualité suivant une grille de valeurs, sa seule feuille de route, allait contribuer sans aucun doute à assainir le fichier des sociétés de production. Ne resteront alors dans l'oued que les galets qui résistent au courant.Maintenant que l'annonce officielle de l'ouverture audiovisuelle au capital privé national a élargi le débat, quel crédit donner à ceux qui sèment le doute, qui se posent des questions énormes sur la capacité des porteurs de projets algériens à mobiliser des capitaux propres, sur le coût élevé d'une chaîne de télévision privée produit en main qui découragerait plus d'un, selon eux, sur l'absence de ressources humaines suffisantes pour fabriquer durablement des programmes, et comme si toutes les conditions ne suffisaient pas, se confondent à dire, qu'après tout, les autorités auraient dû commencer d'abord par reconstruire le secteur public avant d'autoriser la création de chaînes privées ? C'est à croire que l'Etat que l'on accusait très lourdement d'être retardataire en matière d'ouverture du paysage audiovisuel au regard des expériences voisines ou lointaines devenait, malgré lui, subitement en avance sur ses anciens contradicteurs. Ceux qui ont fait toute leur carrière dans l'industrie du verbe, qui passent la majeure partie de leur temps actif ou de leur retraite à dénigrer le système qui les a enfantés et qui n'hésitent pas à emprunter sans scrupules leurs arguments aux autres, dès qu'il s'agit de faire dans le renouvellement d'une offre de service, devraient se départir rapidement de leur suffisance et renouer avec l'indispensable humilité qui sied aux porteurs d'idées. Il y a heureusement des espaces et des forums qui invitent à partager cette valeur sûre qui devrait résister à toutes les tentations. Sans faire dans la «compétition aux arguments», de la primauté des uns sur les autres, pour avoir appelé de longue date à la mise en place d'une haute autorité de l'audiovisuel et proposé avant même la décision du Conseil des ministres consacrant la libéralisation de l'activité audiovisuelle, que la future loi de l'audiovisuel écarte d'emblée tout projet de création de chaînes religieuses, la religion étant l'affaire de l'Etat, toute chaîne où le caractère régional apparent trahit une connotation régionaliste déguisée forcément réductrice, la préférence devant être accordée à des chaînes dont les contenus puisent dans la culture de bassins régionaux qui participent de la cohésion sociale ; toute chaîne partisane, l'Algérie n'étant pas en campagne électorale permanente, toute chaîne dans le capital de laquelle, de l'argent étranger d'origine ou blanchi se serait engouffré, il reconnaît que le débat n'est certainement pas épuisé et que «l'aventure audiovisuelle» est plus complexe que celle de la presse écrite. Quels profils pour les porteurs de projets de création de chaînes privées ? Cette question s'était maintes fois posée avant que la loi ne livre des secrets bien gardés ; tous les acteurs du débat n'ayant fait que monter et démonter les scénarios possibles. S'il est vrai que des entités économiques dominantes sur le marché national et des éditeurs de presse ont fait connaître précipitamment à son sens leurs ambitions et s'il faut attendre de connaître le contenu de la loi sur l'activité audiovisuelle, on peut toujours s'essayer à dresser le portrait -robot des futurs porteurs de projets de création de chaînes privées. Premièrement, la loi devant favoriser la création de chaînes à capitaux nationaux mixtes (public/privé), on peut imaginer que des sociétés de production audiovisuelle actives et fortement industrialisées se constitueraient en groupes économiques, ou en SPA, pour entrer en affaire avec l'Etat dans le capital de chaînes d'information et de chaînes thématiques à venir. Dans un deuxième cas de figure, des sociétés de production de même niveau contracteraient avec des éditeurs de presse indépendants pour constituer un groupe audiovisuel puissant financièrement et en ressources humaines locales complétées par des appels aux marchés extérieurs du sud et du nord de la Méditerranée, et prétendre à la création d'une chaîne privée thématique ou généraliste. La loi devant prémunir le futur paysage audiovisuel de toute tendance ou domination à caractère monopolistique, des éditeurs de presse dont le caractère indépendant et la couverture nationale sont vérifiés dans la constitution de leurs capitaux propres, leur ligne éditoriale et leur audience et qui n'émargent à aucune chapelle intérieure ou extérieure seront éligibles à la création de chaînes d'information, de chaînes thématiques ou généralistes. Des entités économiques et de services solidement implantées dans le marché national, qui disposent déjà de groupes de presse seront-elles éligibles quant à elles à la création de chaînes de télévision privées ? La question mérite maturation et débat, car c'est à ce point de jonction que pourrait commencer la construction d'un pôle monopolistique. Dans le même ordre de questionnements, des départements ministériels autres que ceux de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la formation ; les syndicats, les associations, les ordres professionnels, les fédérations et confédérations patronales, sportives, seront-ils autorisés à créer des chaînes de télévision spécialisées ? Du côté du secteur public, outre les départements ministériels cités plus haut, une chaîne parlementaire, une chaîne sportive, une chaîne documentaire, une chaîne d'information continue en deux langues (public/privé) pourraient vite apparaître au regard du déficit actuel, comme des priorités en même temps bien sûr que la refondation des chaînes existantes terrestres et satellitaires qui doivent gagner en statut, en encadrement, en diversité et en qualité des programmes. Pour toutes ces raisons et ces questionnements, la tenue d'assises de l'audiovisuel et du cinéma qui associeraient des professionnels, des experts, des universitaires, des chercheurs, des personnalités éminentes du monde médiatique, culturel et artistique en présence de représentants institutionnels de départements ministériels concernés, d'établissements de radio, de télévision et de télédiffusion, de fonds d'aide, de banques, serait de nature à enrichir le débat avant l'adoption de la loi spécifique à l'activité audiovisuelle. Il est évident que la question de la formation professionnelle et de l'enseignement supérieur aux métiers de la télévision et du cinéma, et celle des mécanismes d'aide directe et indirecte, des nouvelles règles du marché publicitaire, de la répartition du fonds d'affectation spécial constitué par les prélèvements de la taxe TV adossée (jusqu'à quand ?) à la quittance Sonelgaz, figurerait en bonne place dans l'ordre du jour de cette rencontre nationale. Les enseignements de ces assises pris en charge dans la version finale de la loi, l'ouverture du paysage audiovisuel selon bien sûr des mécanismes réglementaires, comme cela se passe dans le monde entier, y compris dans les grandes puissances de l'image, renforcera la sécurité nationale, en développant chez le citoyen, par le débat contradictoire et la crédibilité des arguments des uns et des autres, une relation plus consciente, plus engagée autour de tout ce qui touche à la cohésion sociale et à la défense des valeurs partagées, en premier lieu desquelles la sécurité du pays. A ceux qui font de la «culture du doute» leur magistère, pourquoi donc l'Algérie n'aurait-elle pas les capacités nécessaires à la réalisation de ce projet ? Un grand pays, une histoire millénaire, un peuple résistant depuis la nuit des temps, une révolution victorieuse contre l'un des colonialismes les plus terribles du XXe siècle, un pays jeune, exigeant, des enjeux nationaux, régionaux jusqu'à nos portes, des défis internationaux, un pays riche, un potentiel de création culturelle artistique en réel développement, des potentialités managériales insoupçonnées, alors où est le problème ? Des voix se sont élevées dans la région, à la fois pour se féliciter de l'ouverture du paysage audiovisuel algérien et en même temps en alignant des chiffres qui feraient apparemment peur, pour dissuader les porteurs algériens de chaînes privées. Ils craignent seulement que l'Algérie, dont ils ont tiré grand profit, ne brouille à bref délai leurs calculs et ne s'installe avec talent dans le paysage maghrébin. L'annonce officielle de l'ouverture du secteur audiovisuel au capital privé national est assurément un événement majeur qui prépare à une nouvelle configuration du paysage audiovisuel avec des effets attendus sur la vie politique, économique, sociale et culturelle, dans le sens de la construction d'une société démocratique plurielle, autour de valeurs partagées pour une Algérie unie, puissante, ouverte sur le progrès, sans complexe ni faiblesse, dans la fidélité vivante à ses ancrages identitaires. Devant la batterie de ses récepteurs TV, l'homme marque un temps d'arrêt avant d'appuyer sur un bouton et de suivre pour la dernière fois le journal télévisé de l'unique chaîne de télévision publique qui annonce, dans son sommaire, le lancement de trois nouvelles chaînes publiques et des trois premières chaînes privées algériennes. A cet instant précis, il reçoit une communication téléphonique qui le convie à un débat, le lendemain, sur l'histoire de l'audiovisuel en Algérie... Il comprend que la contribution mi-documentaire mi-fiction, qu'il vient à peine d'écrire, fait désormais partie des archives qu'il (*) Producteur-réalisateur