Par Michael Spindelegger (*) et Alison Bethel McKenzie(**) J'espère que mon assassinat ne sera pas considéré comme une défaite pour la liberté mais comme une source d'inspiration pour ceux qui survivent afin qu'ils intensifient leurs efforts.» Ces mots qui font froid dans le dos et nous animent aujourd'hui ont été écrits par l'éditorialiste sri lankais Lasantha Wickrematunge, quelques jours avant qu'il ne soit assassiné, en 2009, par deux motards armés qui circulaient un matin aux heures de pointe en plein cœur de Colombo. L'éditorial dans lequel Wickrematunge a prédit son propre assassinat a été publié post-mortem et le caractère poignant et saisissant de ce texte a lancé une onde de choc à travers la planète. «Après ma mort, je sais que vous allez faire tout le tapage moralisateur habituel et que vous demanderez à la police d'enquêter de façon rapide et consciencieuse», a-t-il écrit. «Mais comme toutes les enquêtes que vous avez ordonnées par le passé, il n'adviendra rien non plus de celle-ci.» Résignation pleine de défi, stoïque, face à la réalité tragique que dans de nombreux pays les assassins de journalistes ne sont presque jamais traduits en justice. Selon les chiffres du recensement conduit par l'Institut international de la presse, plus de 90 journalistes ont déjà été tués cette année. Quelques jours passent et l'on compte un journaliste de moins. Depuis l'an 2000, plus de 900 journalistes ont trouvé la mort à cause de leur travail. Les assassins de journalistes ne sont presque jamais traduits devant les tribunaux. Cette situation a généré un climat d'impunité dans lequel, du point de vue des assassins, le meurtre de journalistes est sans importance, un acte qui peut être répété encore et encore sans crainte d'être arrêté ou condamné. Ceux qui tuent et s'en prennent physiquement aux journalistes ou ceux qui les envoient en prison de manière arbitraire ont un objectif : condamner le messager au silence et intimider d'autres journalistes. Ils cherchent à censurer impitoyablement, à promouvoir l'autocensure. Ils constituent, dans le monde, la menace la plus grave contre la liberté de la presse. La sécurité des journalistes est un pilier fondamental du droit universel et inaliénable à la liberté de la presse ancré dans la Déclaration universelle des droits de l'homme qui stipule que les hommes et les femmes ont le droit, partout dans le monde, de recevoir et de transmettre l'information. Lorsque la peur pousse les journalistes à l'autocensure, la libre circulation de l'information est altérée. Les citoyens sont privés d'informations. La nécessité de rendre compte de ses actions, dans le secteur public comme dans le secteur privé, est sapée. La démocratie, elle, est menacée. En l'absence d'information critique et indépendante, c'est la propagande et l'encouragement à la violence qui prévaut. C'est pourquoi il est du devoir de chacun, pas uniquement les journalistes et les acteurs de la société civile mais surtout des gouvernements, de se conformer aux engagements internationaux, de respecter le droit fondamental à la liberté de la presse en termes d'actions et non pas seulement en paroles et de participer à un effort au niveau international pour promouvoir et assurer la sécurité des journalistes. Bien entendu, les éditeurs et propriétaires de journaux doivent apporter leur contribution en s'assurant que les journalistes qui travaillent dans un environnement dangereux soient entraînés et équipés de manière appropriée. Toutefois, casques, gilets pare-balles et stages d'entraînement à la sécurité ne suffisent pas pour effectuer des reportages en toute sécurité. L'approche doit être plus globale. Il s'agit de réunir des organisations médiatiques, des groupes issus de la société civile, des gouvernements ainsi que des organisations internationales. Il faut faire davantage pour garantir que la pression soit mise sur les gouvernements qui faillent à satisfaire aux obligations qui leur incombent en matière de droits de l'homme, conformément au droit international. Nous devons générer une volonté générale de s'engager, de placer les valeurs au-dessus des intérêts matériels et de surmonter les schémas enracinés d'intimidation et de violence quand cela est nécessaire. Les gouvernements doivent consacrer davantage d'efforts à traduire en justice les assassins de journalistes et à empêcher les attaques contre la presse. Les violations doivent faire l'objet d'enquêtes effectives et il faut faire en sorte que les auteurs rendent des comptes. Les gouvernements doivent rassembler la volonté politique nécessaire mais également garantir un Etat de droit qui fonctionne, un système judiciaire indépendant et des forces de sécurité professionnelles entraînées convenablement et sensibilisées aux droits et au rôle des médias. Les organisations internationales doivent aider la communauté internationale en restant vigilante, en demandant des comptes et en encourageant le développement et les échanges de bonnes pratiques au niveau régional, national et international. La société civile doit sensibiliser et adopter un message visionnaire faisant autorité qui salue les initiatives et l'engagement positifs des gouvernements et qui dénonce le mépris pour les médias libres. Les journalistes doivent aussi surveiller les mesures gouvernementales visant à «protéger» les journalistes afin que ces mesures n'empiètent pas sur la liberté de la presse et, dans le même temps, promouvoir, sur une base volontaire non statutaire, les plus hautes valeurs éthiques de la profession. «Nous avons un long chemin à parcourir» Les observateurs internationaux des droits de l'homme comme le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d'expression ont régulièrement pointé du doigt le large fossé entre le droit international existant et sa mise en œuvre effective. En outre, il y a eu un manque notable au niveau de l'attention portée à la sécurité des journalistes hors des zones de conflit strictement définies. Nous devons intensifier nos efforts pour combler ce fossé et renforcer le cadre de protection des journalistes. C'est pourquoi le gouvernement autrichien, avec le soutien de l'IPI, essaye de répondre à la problématique de la sécurité des journalistes au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, Conseil auquel l'Autriche a été élue récemment. Eliminer l'impunité et empêcher de futures attaques sont les points sur lesquels nous voulons mettre l'accent. Dans un premier temps, un groupe d'experts, composé de représentants gouvernementaux, de décideurs de la société civile et d'organisations internationales s'est réuni à Vienne le 23 novembre, sur notre initiative commune, pour discuter de moyens concrets visant à renforcer la sécurité des journalistes dans le monde entier, en particulier par le biais des Nations unies et d'autres organisations internationales. La date que nous avons choisie pour cette conférence d'experts est emplie de significations. Le 23 novembre 2009, 32 journalistes ont en effet été massacrés alors qu'ils se rendaient à un rassemblement politique dans la province de Maguindanao, aux Philippines. Aux journalistes victimes de cette attaque viennent s'ajouter 25 hommes et femmes qui faisaient partie du même convoi. Jamais auparavant autant de journalistes n'avaient été tués au cours d'un incident isolé aussi violent. Depuis lors, le 23 novembre porte le nom de «Journée internationale pour mettre fin à l'impunité». Les résultats de la conférence de Vienne seront mis en pratique au cours d'une série d'activités déployées dans le cadre du Conseil des droits de l'homme, l'organe suprême des droits de l'homme des Nations unies. Notre objectif est de parvenir à ce que ce Conseil adopte une résolution de substance dans l'optique d'inscrire la protection des journalistes en bonne place à l'ordre du jour de la communauté internationale. Nous sommes pleinement conscients des défis et du chemin difficile que nous avons devant nous. Toutefois, nous, gouvernements et représentants des médias, nous engageons envers les journalistes menacés de par le monde, envers l'action courageuse et le noble héritage de ces professionnels des médias qui ont payé le prix ultime dans l'exercice de leur profession et envers les citoyens de chaque continent qui ont le droit fondamental de savoir. (*)Vice-chancelier et ministre des Affaires européennes et internationales de la République d'Autriche (**) Directrice de l'Institut international de la presse (IPI)