Le droit international ne protège pas toutes les victimes des conflits armés. Les Tamouls du Sri Lanka l'ont découvert à leurs dépens. Les Nations unies sont accusées d'avoir minimisé à dessein l'ampleur des pertes humaines causées par les bombardements de l'armée sri lankaise sur la région du nord-est du pays, ancien fief des Tigres tamouls. Pour couvrir le gouvernement sri lankais, qui a menacé d'expulser toute ONG qui divulguerait un bilan des victimes non conforme à celui de l'armée, les fonctionnaires onusiens auraient gardé le silence sur le vaste massacre de civils, dont les militaires sri lankais sont tenus pour responsables. Mais certains fonctionnaires des Nations unies ont fini par alléger leur conscience et dénoncer « la compromission » de leur agence avec les autorités de Colombo. « Le bilan fourni par le gouvernement sri lankais faisant état de la mort de 7700 civils durant l'attaque aérienne perpétrée dans les semaines précédant le 19 mai dernier ne reflète pas l'ampleur du massacre de civils », dénoncent les organisations de défense des droits de l'homme, comme Amnesty International qui a demandé qu'une enquête internationale indépendante soit menée pour lever le voile sur les dimensions d'un vaste massacre de civils, dissimulé derrière le leitmotiv de la lutte contre le terrorisme. L'offensive militaire sri lankaise dans la région du nord du pays lancée il y a quatre mois par le ministre de la Défense Gotabhaya Rajapakse, frère du président de la République socialiste et démocratique du Sri Lanka, aurait fait 20 000 morts parmi les civils qui s'ajoutent aux 80 000 déplorés à cause du conflit armé entre les séparatistes des Tigres de l'Eelam tamoul et les forces de sécurité sri lankaises durant les trois dernières décennies. Des récits faits par des hommes de l'église, des médecins volontaires et des représentants d'ONG affirment que bien avant le dernier et le plus sanglant assaut de l'armée, les civils qui ont trouvé la mort sous les bombardements étaient plus de 7720, dont 2384 enfants. Les Tamouls issus de la minorité discriminée n'ont pas fini cependant de souffrir. Plus de 300 000 réfugiés qui ont dû quitter la zone des combats ont été parqués dans un énorme camp, dans la région de Vavuniya, surveillés par des soldats et sans la possibilité de le quitter. « Un homme qui a tenté de s'en enfuir, grimpant sur un manguier, a été tué par les soldats », nous raconte Kumar, un jeune Tamoul dont les parents figurent parmi les réfugiés et qui préfère garder l'anonymat de peur d'être inquiété par les militaires. Des mères séparées de leurs enfants Dans le camp Manik Farm, visité au mois de mai dernier par le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-Moon, des dizaines de milliers de tentes ont été dressées pour servir d'abri aux villageois qui ont été séparés de leurs familles, à leur arrivée. « Des mères ont été placées dans un endroit du camp, alors que leurs enfants et maris ont été mis dans un autre. A présent, les responsables de la structure autorisent le regroupement pour certaines familles qui vivent une grande souffrance et détresse », nous raconte Sambasivam Ramathas Kurukkal, un prêtre hindou que nous avons rencontré à Batticaloa, une ville au nord-est du Sri lanka, que les Tamouls ne peuvent quitter qu'avec une autorisation officielle des autorités sri lankaises et après être passés par des checkpoints, comme ceux que les Israéliens dressent aux portes de Ghaza et de la Cisjordanie. Sambasivam a été autorisé, auprès d'autres religieux chrétiens bouddhistes et musulmans, à rendre visite aux réfugiés pour leur apporter un réconfort moral. « Les réfugiés doivent faire une longue file pour obtenir de la nourriture. Les enfants sont visiblement faibles à cause de la malnutrition. L'eau est rationnée et le manque d'hygiène aide à l'apparition d'infections dermatologiques », nous explique le religieux rentré la veille du camp de Arunachalam, où 15 000 familles ont été bloquées. Le gouvernement sri lankais a annoncé vouloir œuvrer pour le retour de tous les déplacés dans leur village d'ici six mois, mais les Tamouls avec qui nous avons parlé se disent très sceptiques. « Les autorités ont décidé de punir un demi-million de personnes pour la simple raison qu'ils habitent une région réputée fief des Tigres tamouls. C'est la vengeance de l'Etat contre ceux qu'il considère comme des “sympathisants du terrorisme” », estime Kumar. A 200 kilomètres vers le sud-ouest, dans la capitale Colombo, des millions de Cingalais fêtent encore à travers les villes de l'île, ancienne colonie britannique, ce qu'ils appellent « la fin de la guerre » alors que des centaines de milliers de Tamouls, considérés comme des Sri Lankais de seconde catégorie, n'ont pas fini de pleurer leurs morts, leurs détenus et les 8000 personnes disparues durant les trois décennies qu'aura duré l'affrontement armé entre la guerrilla séparatiste des Tigres tamouls et les forces armées sri lankaises. Curieusement, les Cingalais majoritaires dans le pays (les Tamouls sont à majorité hindous alors que les Cingalais sont bouddhistes) ne semblent pas éprouver trop de gêne à célébrer une victoire de l'armée, entachée par la mort de tant de civils. Quant au malaise que vivent leurs concitoyens, dont le seul tort est d'être nés du mauvais côté, la majorité des Cingalais ne semblent pas y prêter trop d'attention. Depuis l'élection en 2006 de l'actuel président du Sri Lanka Mahinda Rajapakse, que les Tamouls baptisent ironiquement « le président des Cingalais », l'armée a mené une lutte sans merci contre les hommes armés de l'organisation des séparatistes Tamouls. Mais les morts se comptent aussi parmi les soldats de la toute puissante armée du Lion (emblème du drapeau sri lankais) qui compte plus de 250 000 hommes (sur une population de 20 millions d'habitants). Dilini Semandhi, 28 ans, est la veuve d'un officier de l'armée tué en 2007. « Je suis contente que la guerre soit finie. Je dirai à mes enfants que leur père est mort en héros », nous affirme-t-elle, en fixant le portrait de son défunt mari, Sidath Rianzi Prera, qui trône dans le salon du deux pièces qu'elle occupe avec son fils aîné et ses triplés. « Moi, j'ai eu droit à un logement et à une pension de veuve, dont le quart va à mes beaux-parents, car mon mari était officier, précise-t-elle. Les épouses des soldats sans haut grade sont ignorées par l'Etat à la mort de leurs maris… » Presque 40 ans de conflit 1972 : -Ceylan devient le Sri Lanka 1983 : Le conflit se transforme en guérilla, les Tigres réclamant un Etat indépendant dans le nord et l'est. La guerre éclate après la mort de centaines de Tamouls dans des émeutes. 1974-1981 : Montée du séparatisme tamoul. Création, en 1976, de l'organisation des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE). 1er mai 1993 : Les Tigres assassinent le président sri-lankais Ranasinghe Premadasa. 2001-2003 : Gouvernement de cohabitation de M. Ranil Wickremesinghe. 12 août 2005 : Assassinat du ministre des Affaires étrangères Lakshman Kadirgamar. Etat d'urgence. 29 mai 2006 : Les LTTE sont décrétés organisation terroriste par l'Union européenne. 16 octobre 2006 : Décision de la Cour suprême séparant les provinces nord et est, suivie d'attentats. 18 mai 2009 : Le Sri Lanka proclame sa victoire militaire contre les Tigres en s'emparant de leur dernière poche dans le nord-est et en tuant tous les dirigeants de la guérilla, dont son chef Velupillaï Prabhakaran. 20 avril 2009 : Plus de 35 000 civils fuient la zone tenue par les rebelles.