Casablanca. De notre envoyé spéciale - Quel bilan faites-vous de la campagne de boycott lancée par votre mouvement ? Depuis le début de la campagne pour le vote, nous avons organisé quasiment chaque jour une action en faveur du boycott dans plusieurs villes du pays. Il y a eu des marches, des rassemblements et évidemment la distribution d'affiches. Nous n'avons pas de bilan précis, mais nous avons noté que le peuple marocain ne veut vraiment pas voter. Nous avons senti que notre peuple n'a pas besoin d'être poussé à boycotter car il était déjà décidé à le faire. Il faut noter cependant que nous avons effectué notre campagne avec une conscience politique, parce que les gens nous demandaient pourquoi avons-nous décidé de ne pas voter. Il fallait alors expliquer politiquement notre action. Mais au final, la conclusion est que le peuple marocain est majoritairement contre ce vote. Ceci explique la campagne d'intimidation contre le Mouvement du 20 février (M20) que les autorités ont rendu responsable de cette désaffection populaire au processus électoral. Il y a eu en effet plusieurs arrestations, dans toutes les villes, de militants du M20, des militants de gauche et même des islamistes de Adl Wal Ihsane. Jusqu'à mercredi, nous avons comptabilisé 105 arrestations. Si certaines sont légales, c'est-à-dire conformes aux procédures d'interpellation, d'autres, par contre, ont été faites dans la rue, au vu et au su de tout le monde. Ce sont carrément des enlèvements. - Donc la campagne n'a pas été facile pour vous face à la machine du makhzen ? Non, ça n'a pas été facile. Par exemple, mardi dernier, dans le quartier Derb El Soltane à Casablanca, alors que nous animions un rassemblement pour le boycott, une meute de baltaguia s'est acharnée sur nous et nous a confisqué les affiches. Pis encore, ils nous ont roués de coups comme si nous étions des fauteurs de troubles. Ces gens-là ont poussé leur cruauté jusqu'à asséner à une jeune fille du mouvement des coups dans les parties génitales. C'était horrible à voir. C'est vous dire que nous avons eu affaire à une répression indirecte entreprise par des gens sans doute payés pour le faire. - Qu'est ce qui vous fait dire, aujourd'hui, que le peuple ne va pas voter ? Il y a, de mon point de vue, au moins deux signes. Il y a d'abord le fait que le peuple n'a tout simplement pas confiance en ce qu'il a vécu l'expérience de plusieurs gouvernements. Le constat est que ce sont toujours les mêmes têtes qui défilent et font travailler uniquement leurs enfants. Il y a aussi le boycott politique. La plateforme de notre mouvement consiste à réclamer une monarchie parlementaire et la séparation des pouvoirs. Or, rien de tel n'a été proposé dans la réforme constitutionnelle de juillet dernier. Il y a donc un boycott populaire résultant d'une crise de confiance et un boycott politique qui traduit la volonté d'aller vers une vraie démocratie et non pas une réforme en trompe-l'œil. - Que pense le Mouvement du 20 février du discours des puissances occidentales, notamment la France, qui décrit un royaume moderne et démocratique ? Comme vous le savez, ces pays ont des intérêts économiques chez nous. Ce qui les intéresse, c'est juste la stabilité du régime pour sauvegarder leurs intérêts. Et ne vous étonnez pas de voir demain ces Occidentaux changer de discours si une démocratie s'installait au Maroc grâce à des hommes honnêtes. C'est donc un discours contradictoire que nous avons déjà vu avec la Libye, la Tunisie et même l'Egypte. Au M20, on ne s'attend pas un autre discours de la part de ces pays. - Comment arrivez-vous, au sein du Mouvement, à faire cohabiter des islamistes (Adl wal Ihsane), des radicaux de gauche (Taliâa et Nahj dimocrati) et des indépendants ? Je ne vous cache pas qu'il y a des frictions et parfois des prises de bec. Mais il y a une plateforme en 20 points qui nous réunit à chaque fois. Une sorte de minimum consensuel qui permet au mouvement de durer dans le temps malgré certaines contradictions. Nous sommes un mouvement jeune, qui a juste neuf mois, nous avons des problèmes, mais les lignes rouges à ne pas franchir sont claires. - Mais ce mouvement ne pourra pas se transformer en parti politique à cause de ses contradictions idéologiques… Nous avons effectivement évoqué la création d'un front politique. Le problème est que nous avons des idéologies très différentes. Il faut être réaliste : un islamiste ne pourra pas défendre le même projet qu'un gauchiste. Cependant, au sein des indépendants du Mouvement – j'en suis un – il y a des discussions sur la meilleure façon de lancer un bras politique pour capitaliser cette expérience militante du M20 février. Mais nous pensons qu'ici, au Maroc, il faut un peu plus de temps pour mûrir la réflexion. - Donc c'est désormais fin de mission pour le Mouvement du 20 février après le vote… Non, pas du tout. D'ailleurs nous avons lancé un programme de trois semaines d'action. Les revendications pour lesquelles nous nous sommes battus n'ont pas été satisfaites, donc le combat continue pour une monarchie constitutionnelle, la libération des détenus politiques, l'égalité effective et la justice sociale. Tout cela, hélas, n'est pas encore réalisé. - Jusqu'où allez-vous continuer à mobiliser et à vous battre sur le terrain politique ? Nous sommes en train de discuter de tout cela ; ce n'est pas encore tranché. Après neuf mois de grande mobilisation populaire, le Mouvement du 20 février devra désormais arrêter une stratégie d'action, fixer des objectifs à atteindre et mettre les moyens. Pour ce faire, il va y avoir un noyau de réflexion qui va faire des propositions dans ce sens à long terme. - Qu'est-ce que cette journée de la colère à laquelle vous avez appelé pour le 4 décembre ? C'est d'abord une preuve que nous n'allons pas arrêter d'investir la rue même après les élections. C'est aussi une preuve que ce régime n'écoute pas. Il nous faut alors durcir notre discours, d'où cette journée de colère à laquelle nous avons appelé lors de notre dernière conférence de presse. Nous avons, pour ce faire, invité les syndicats, les intellectuels et les jeunes à sortir le 4 décembre prochain pour crier notre colère contre un régime qui nous a pas écoutés depuis neuf mois, bien que nous soyons un mouvement pacifique. Nous allons signifier au régime que ce qui se passe chez nous est lié au Printemps arabe et à tous les «indignés» du monde. Nous avons d'ailleurs contacté beaucoup de mouvements d'indignés dans le monde, histoire d'inscrire notre action dans un cadre global de ceux qui luttent pour la démocratie dans le monde. - Vous n'avez pas peur de la réaction du Palais après les élections, n vous taxant de fauteurs de troubles ? Oui, on s'attend à cela comme il l'a déjà fait. Mais pour nous, rien n'a changé malgré le lifting de la Constitution. Le roi garde toujours l'essentiel du pouvoir. - Allez-vous considérer la désaffection populaire à l'égard de ces élections comme une victoire pour le mouvement ? Evidemment, c'est tout de même grâce à nous qu'on a changé la Constitution avec ses points positifs et ses aspects négatifs. La faible participation traduit une conscience politique du peuple qui ne veut pas cautionner un processus politique disqualifié. Un fort taux de boycott constitue, à nos yeux, le dernier message au régime : il faut rapidement changer les choses. Personnellement, je ne suis pas partisan d'un changement rapide et radical, mais nous voulons que l'Etat donne des signes positifs, comme en finir avec les symboles du passé. - Donc pour vous, le pouvoir est en train de gagner du temps… Absolument. Je pense que le changement au Maroc va prendre du temps et nécessiter beaucoup de débat. Mais si l'Etat ne veut pas comprendre, ça va éclater. Et que chacun assume ses responsabilités.