D'abord, un peu d'histoire(s). En souvenir et en hommage à Perdu dans les brumes de Nino Martoglio (1914), que lui seul a pu voir car l'œuvre fut détruite par les nazis, le critique et théoricien du cinéma, Umberto Barbaro, a lancé l'expression «néo-réalisme» pour saluer (à tort) l'apparition de plusieurs films signés Rossellini, Fellini, De Sica, Vergano, De Santis, Visconti, Lattuada qui ne racontent pas d'histoires, n'utilisent pas les décors préfabriqués que leur offrent pourtant les immenses studios de Cinecitta, mais qui se collent au réel des gens sans importance que Mussolini a laissé dans le dénuement total après leur avoir fait croire pendant vingt ans que l'Italie avait retrouvé la splendeur de la Rome antique. Ceci est une approche globale, car le réalisme cinématographique italien est d'une immense richesse, il n'est pas une école comme l'expressionnisme allemand ou une tendance comme la Nouvelle Vague, encore moins un genre comme le policier ou la comédie musicale. C'est tout cela et plus encore dans la mesure où il sert de base à toute création qui défie les six autres piliers de la culture En fait, cette dénomination est abusive. Il n'y a jamais eu de réalisme cinématographique typiquement italien. Le péplum a largement dominé les productions de l'époque avec quelques concessions au mélodrame. C'est par un certain volontarisme idéologique que Barbaro a ainsi exprimé son désir de voir se répandre un type de cinéma motivé par le réalisme du quotidien et la mise en valeur du citoyen ordinaire qu'il a vu portés sur un piédestal par un cinéma justement appelé «réalisme socialiste» en Union Soviétique naissante. Les premiers grands cinéastes ne pouvaient retourner à un cinéma de carton-pâte ou de villas cossues habitées par des personnages périphériques, la réalité sociale, le chômage généralisé, la misère étalée, le désespoir mal vécu au lendemain d'une guerre perdue, l'absence de perspectives vers un retour à la normale, les ont forcés à regarder la vérité en face. C'est par nécessité, plus que par hasard, que des cinéastes, à peine formés par le système mussolinien, réalisent simultanément des films presque identiques dans la forme et dans le fond, sans s'être concertés. Dès 1945, Roberto Rossellini (Rome, ville ouverte et Paisa), Vittorio de Sica (Sciuscia et Le voleur de bicyclette), Giuseppe de Santis (Chasse tragique et Riz amer), Aldo Vergano (Le soleil se lève aussi), Luchino Visconti (La terre tremble et Bellissima) amorcent le mouvement du réalisme social comme des observateurs concernés, à la différence du réalisme socialiste soviétique qui est un système concerté et du réalisme intimiste de la nouvelle vague française, émancipatrice des mœurs. Le chemin est ouvert où vont s'engouffrer Fellini, Antonioni, Risi, Lattuada (Le manteau), Monicelli, Carlo Lizzani, Pietro Germi, Luciano Emmer (Dimanche d'août), Mauro Bolognoni, Valerio Zurlini (La fille à la valise), Marco Ferreri… La troisième génération laisse éclater des artistes de talent et des auteurs complets, dans l'écriture du scénario comme dans la mise en scène plus recherchée. Vittorio de Seta signe Bandits à Orgosolo, hommage à la ruralité déjà abordée avec un esprit militant par Giuseppe de Santis dans Riz Amer, mais que revisiteront avec bonheur, en 1977/78, les frères Taviani (Padre Padrone) et Ermano Olmi (L'Arbre aux sabots). Il y a un parallèle à établir entre ces deux films que la grande maîtrise technique et artistique de leurs réalisateurs a empêché de se noyer dans le vérisme agraire. Les sujets étaient durs : d'un côté, un père qui se comporte comme un patron sans scrupules envers son fils dès que celui-ci quitte l'âge de l'enfance ; de l'autre, un père qui abat un arbre pour fabriquer des sabots pour que son gosse aille à l'école, ceci sans l'ombre d'un quelconque manichéisme. Francesco Rosi représente l'autre courant de la critique sociale radicale en milieu rural (Salvatore Giuliano) et urbain (Main basse sur la ville), l'utilisation meurtrière d'un bandit d'honneur par la mafia, unie à la police et aux partis de droite, pour freiner les progrès des socialistes et des communistes au lendemain de la guerre et la mise en lotissement de terrains agricoles pour des constructions sauvages. Ecrivain reconnu, scénariste sollicité, Pier Paolo Pasolini ne pouvait que réussir au cinéma, malgré un flirt avec le parti fasciste et un voyage laudatif en Allemagne nazie. Médée et L'Evangile selon Saint Mattieu sont néo-réalistes, jusque dans le péplum qui habille ses personnages, dont le Christ comparé à Lénine, les apôtres au Politburo, avec comme musique de fond les Chœurs de l'Armée rouge ! Le souci de vérité dans le détail, il l'a eu dès son premier film (Accatone) pour lequel il a dû apprendre le patois et l'argot romains pour coller à l'authenticité des mésaventures d'un proxénète. Ermano Olmi se manifeste en 1961 avec Il posto qui décrit une nouvelle espèce sociale : la jeunesse au chômage qui doit subir un interrogatoire policier pour un simple emploi. Les années ‘60 démarrent à tombeau ouvert avec les séniors : L'Avventura d'Antonioni, Le Général Della Rovera de Rossellini, Rocco et ses frères de Visconti (qui clôt le cycle «historique» du néo-réalisme), La Dolce Vita de Fellini, La Ciociara de De Sica, et les non moins méritants Divorce à l'italienne de Germi, Le Fanfaron de Risi, Le Masque du démon de Bava. Le néo-réalisme va envahir le monde entier et, sous cette étiquette, on a mis tout et n'importe quoi, qu'il soit italien ou non. Même Hollywood a été obligé de s'adapter aux nouveaux canons d'écriture et de réalisation. Preuve en est, West Side Story, filmé en décors et costumes réels. Si, par la suite, sur la longueur, il y eut moins de films remarquables et autant mémorables que ceux cités ici, ce n'est certainement pas faute de potentialités créatrices ou de thématiques à approfondir introuvables. C'est, qu'entre-temps, la télévision allait connaître, spécifiquement en Italie, un développement tel que les salles de cinéma sont devenues «infréquentées» puis infréquentables avec l'invasion du porno. Toutefois, le cinéma italien continue à sévir grâce à la coproduction, française surtout, et aux festivals, avec des résultats moyens et de grosses surprises comme autant de chants du cygne. Les réalisateurs font moins de films que leurs aînés, mais quand ils en commettent, ce sont généralement des chefs-d'œuvre. La classe ouvrière ira au paradis d'Elio Petri, L'argent de la vieille de Luigi Commencini, Pain et chocolat, Padre Padrone, La Nuit de San Lorenzo, Le Christ s'est arrêté à Eboli… Alors que Marco Bellocchio se radicalise politiquement depuis Les poings dans les poches et prend des postions plus engagées dans la suite de ses films, Bernardo Bertolucci (Prima della Revoluzione et 1900) glisse dans la facilité et les productions racoleuses (Dernier tango à Paris, Le dernier Empereur) jusqu'à se perdre dans les dunes d'Un thé au Sahara après avoir reçu une réformation à Hollywood. La dernière génération allait-elle générer des courants novateurs du néo-réalisme ? On peut le pressentir avec Gabriele Salvatores (Mediterraneo) et Gianni Amelio (America, et bientôt Le premier homme, tourné à Oran, d'après le roman posthume d'Albert Camus) mais certainement pas avec les délires tout prosaïques de Nanni Moretti dont trois de ses films passent actuellement sur Ciné+ Club et vous font détester un cinéma où le nombrilisme n'est qu'un aspect de l'insondable nullité de ce «créateur» porté aux nues. Le néo-réalisme est la vérité du cinéma, l'introduction du réel dans la fiction. Les préoccupations sociales et les interrogations psychologiques s'invitent par la grande porte. Sa plus grande victoire est qu'il s'est si largement et profondément diffusé dans le cinéma mondial qu'il n'apparaît plus comme tel. Le néo-réalisme est une démarche collective et globale. Tous les genres et tous les aspects de la vie quotidienne ont été abordés sans aucune complaisance avec cette propension à l'auto-dérision comme ultime défense en l'absence de réponse appropriée. Lorsque Nino Manfredi répond au douanier suisse qu'il est Italien et qu'il ajoute : «Nul n'est parfait», ce n'est pas du comique convenu, c'est du Shakespeare ! Dès Bellissime (1952), le ton est donné aux comédies douces-amères avec une critique amusée des rêves des mères à vouloir placer leurs filles dans le casting d'un film. La série des Pain, amour et… contribue à présenter la réalité avec un humour bon enfant, car à trop assombrir le tableau, on tombe dans le vérisme sordide. Le chef-d'œuvre de ce cinéma qu'on a du mal à qualifier de comique, tant la frontière dans les films italiens est vagabonde, demeure Le Pigeon (1958) de Mario Monicelli dont les multiples passages à la Cinémathèque algérienne étaient un pieux rendez-vous de tous les dingues de cette œuvre. Il faut attendre15 ans pour que Pain et Chocolat (1973) de Franco Brusati parvienne à ce niveau. Rappelons le dernier avertissement du vieux Campanelli («Ils vont te faire travailler !») à Mastroianni dans Le Pigeon qui, une fois essoré et éjecté, endossera la fonction de volatile plumé et prendra les traits de Manfredi débarquant en Suisse pour un boulot clandestin dans Pain et Chocolat. Le rire marche bien mais, plus tard, le pathétique des situations nous revient en mémoire comme un coup de fouet. N'oublions pas Les Monstres (1963), de Dino Risi et sa suite, Les Nouveaux Monstres, (1973) de Risi, Monicelli et Ettore Scola qui érigent des portraits odieux d'individus que la société renouvelée par l'américanisme triomphant a mis au jour et que l'ancienne continue à charrier. Cette exaspération de l'ignominie a beaucoup nui à ces films, car le rôle de fables avec morale chrétienne adjacente qui semble motiver leurs auteurs suscite un sentiment de rejet sans rémission. De toute façon, la méchanceté gratuite détruit tout et il est difficile de savoir qui sont les vrais monstres. Il n'existe aucune différence entre Affreux, sales et méchants (1976) d' Ettore Scola, Monde Cano (1962), nominé au Festival de Cannes, ou la télé-réalité trash de nos jours. Ils s'adressent aux instincts les plus refoulés, non pour les dénoncer mais par pure provocation intellectuelle qui ne se justifie nullement dans les personnages décrits par le cinéaste, pauvres gens vivant dans des bidonvilles, ne survivant que par des boulots précaires et sans cesse harcelés par la police. Silvio Soldini continue la tradition de la comédie sans prétention avec Pain, tulipes et comédie, comme un rappel nostalgique. Le cinéma comique italien est unique dans ce sens que l'arrière-plan social et sociologique est davantage qu'un décor dramaturgique. Quand les Américains font des films politiques, ils n'ont rien d'autre à craindre que des applaudissements nourris de la part des spectateurs et critiques ahuris par tant d'audace et de courage, alors que les Italiens dans la même démarche et avec autant de films, c'est leur vie qu'ils mettent en jeu. Depuis Savatore Giuliani (1962), de nombreux cinéastes se sont attelés à montrer et dénoncer le système mafieux, tel qu'il persiste dans la société italienne, et l'establishment politique qui entretient des rapports incestueux avec l'économie parallèle dans une démocratie en soubresauts. Francesco Rosi est celui qui s'est attaqué à la mafia et aux politiciens corrompus avec la régularité d'un métronome. L'Affaire Mattei (1972) décrit la mainmise des Américains sur le pétrole, le film a été jugé si néfaste qu'aucune copie n'a depuis été tirée. Lucky Lucciani, Cadavres Exquis et Oublier Palerme enfoncent le clou dans le corps malade d'une société ravagée par les malversations politico-maffieuses. Moins connu parce qu'il opère dans le docu-fiction aussi bien que dans la fiction, Giuseppe Ferrara a traité les assassinats du juge anti-mafia Falcone et du président du Conseil Aldo Moro, comme des complots impliquant plusieurs dirigeants chrétiens-démocrates, mais également le meurtre programmé du Général Della Chiesa dans Cent jours à Palerme, avec Lino Ventura. D'autres cinéastes ont élargi le cercle par des œuvres remarquables comme Le maître de la Camorra de Giuseppe Tornatore, Romanza Criminale de Michele Placido, Il Divo de Paolo Sorrentino, Gomorra de Matteo Garrone poussant le réalisme jusqu'à utiliser le patois napolitain… Mais les histoires ne sont pas finies. Des projets réalisés récemment autour du personnage bien fellinien de Silvio Berlusconi sont un nouveau défi. A propos de Fellini d'ailleurs, rares sont les cinéastes dont le nom est devenu un adjectif qualificatif. C'est un cas à part, non seulement dans le cinéma italien mais mondial et il mérite que nous en parlions à part.