Malgré un salon du livre, morose et marqué par l'assassinat de Djebrane Touini, La découverte du désir a été l'un des romans les plus en vue au dernier salon de Beyrouth. Un roman tranchant comme une lame dans son discours, disait l'un des critiques. Lire Fadhila El Farouk, écrivaine algérienne de la génération montante, vivant à Beyrouth, c'est accepter quelques présupposés : l'écriture n'est jamais linéaire chez Fadhila qui est à son 4e livre ; une structure brisée dès le départ, la langue de l'écriture n'est jamais une donnée acquise, mais un système qui se forge constamment pour que la langue arrive à dire l'indicible et décrire l'insupportable. En peu de mots, la langue romanesque chez Fadhila est toujours un chantier ouvert, en permanence, sur l'inconnu. D'ailleurs, si on est sensible au langage dur et cru, même nu, il vaut mieux fermer les yeux et les oreilles, peut-être même le livre. La lecture est un effort d'esprit et une remise en cause permanente de soi-même et un acte de courage détruisant tous les miroirs narcissiques. L'écriture de Fadhila est fondamentalement déroutante. Les verrous sacrés de la forme romanesque sautent facilement pour laisser place à un monde qui se crée dans l'écriture elle-même dans un monde complexe, où rien n'est acquis au préalable. Ses deux premiers romans Tempérament d'une adolescente et La marque de la honte sont la preuve de son courage d'aller au-delà des schémas préétablis. Trois dominantes traversent toute son œuvre : la femme dans une société tiers-mondiste, non seulement dominée par l'homme au niveau des choix de vie, mais dominée aussi par les outrages d'une médiocrité insupportable, d'un machisme innommable et d'une violence inouïe, d'un homme très à l'aise dans son dédoublement de la personnalité. Dans son dernier roman La découverte du désir, Fadhila fait appel à tous les ingrédients très chers à elle, c'est même un concentré : l'amour, la liberté, la douleur féminine, la sexualité déformée par le religieux, le contrat social ou les lois de la tribu, la société profonde des petites gens, l'exil et cette cité incontournable qu'est Constantine. Les personnages dans ce roman sont dans un état dépressif, mais à des degrés différents : Bany, femme révoltée contre les absurdités d'une société aveugle et sans perspectives ; son mari Mod (Miloud), qui se venge contre son miroir parce que Bany lui renvoie son image qu'il refuse d'admettre ; Tawfik Bastabji, homme docile que l'exil a fragilisé davantage, sans grandes projections de vie ; Aïs, personnage de premier plan dans le roman, déchiré entre sa poésie, sa femme et sa liberté, tout en vivant une dichotomie délirante. Il y a aussi Schahy, sœur de Bany, femme déprimée, qui vit au bord de l'asphyxie sans se rendre compte. Bany s'est mariée par consensus familial avec Mod, qu'elle n'aime pas et qu'elle n'a jamais aimé. Attirée par les lumières de Paris, elle décide d'accompagner son mari pour aller s'installer à Paris. Bany découvre un autre monde qui lui rend visibles toutes les déchéances d'un mari sans véritable présence culturelle ou intellectuelle. Ils n'étaient pas loin d'une Emma Bovary vivant à l'intérieur d'une bulle, et d'un Charles Bovary, noyé à l'extrême dans le ridicule. Le machisme de son mari refait surface ainsi que toutes ses maladies et sa schizophrénie qui le rendent plus agressif et sans scrupules. Au fil de la narration, on redécouvre les secrets d'une bataille non équilibrée entre un mal enraciné qui n'a pu changer même avec le temps et une fragilité qui n'a d'autre arme que celle de l'écriture. C'est à travers Bany que la douleur est transmise. Elle ne fait qu'hurler mots interposés, incapable de transmettre l'indicible. Elle n'écrit pas pour plaire, elle n'est pas un clown des places publiques ou un bouffon des espaces royaux fermés, elle est juste une femme qui essaie d'éviter la déprime dans laquelle elle refuse de sombrer définitivement. En vain, elle cherche un plaisir qui lui rend sa condition humaine : où elle est objet de plaisir, où elle est totalement effacée. Et dans les deux cas, elle n'a aucun statut. Ce qui est sûr, dans le parcours personnel de Bany, c'est que le plaisir était ailleurs, jamais dans la couche maritale défectueuse. Ce qui rend ce roman difficile au niveau de la compréhension, c'est cette division brutale qui scinde le roman en deux parties très visibles (p.102) : La première, liée au mariage de Bany et de Mod, et leur parcours parsemé d'embûches et de difficultés incalculables qui finit par un déchirement du couple et une séparation finale (P.7-101). La deuxième, c'est le réveil de Bany dans un état dépressif où l'on redécouvre que tout ce qui a été raconté, dans la première partie, n'avait aucune existence et ce n'était que convulsions dépressives et que Bany était toujours là, dans un asile psychiatrique, entre les mains d'un grand spécialiste qui essaie de mettre de l'ordre dans son esprit perturbé (102-142). Tous les noms que Bany avait évoqués dans ses délires n'étaient que des noms de gens morts dans des conditions effroyables, assassinés par des terroristes, dans les inondations, dans des incendies ou des tremblements de terre ; et que Mod n'a jamais été le mari de Bany et qu'elle a été sauvée in extremis des décombres d'une maison détruite par des pluies diluviennes qui ont détruit une partie de la cité Chevalier, et transportée entre la vie et la mort à l'hôpital. Tout ce qu'elle a raconté n'était que les marques d'une déprime qui touchait peu à peu les cimes de la folie. Dans l'hôpital, la vie refait surface, son entourage le plus proche, ses amis et son amour pour son psychiatre. Elle colle à la vie comme une algue des mers. Mais au moment où elle referme les yeux, le lecteur se perd dans l'abîme d'une histoire sans fin et dans des tracasseries techniques qui rendent le niveau de compréhension difficile. On ne sait plus si on est dans le présent ou toujours dans la dépression. Bany se voit dans la ville de Constantine en train de signer son dernier roman La découverte du désir, de répondre par un petit bonjour aux sollicitations des gens. On redécouvre que le roman n'est en finalité que cet ensemble de feuillets que Bany écrivait, sans se rendre compte, dans des moments de délire, pour dire sa douleur, sa maladie mais surtout son désir effréné d'écriture et d'amour. Les oreilles de Bany résonnent sans cesse la voix provocante et goguenarde du narrateur et la voix du double. Elle lui crie à l'oreille ses propres mots et sa pensée sur un ton désespérément étranger, réprobateur et railleur. Les mots qui s'affichent avec force et véhémence, l'écriture qui s'installe comme remède, sont des échappatoires de la pensée des personnages qui s'agrippent aux choses infimes de la vie. Ce qui fait de Bany une combinaison de voix profondément intenses et événementielles à l'extrême. Le discours de Bany s'efforce avant tout de simuler sa totale indépendance à l'égard de l'autre et de soi-même. « Cette simulation d'indépendance et d'indifférence l'amène aussi à d'incessantes répétions, restrictions, mais ici elles ne sont pas tournées vers le dehors, vers l'autre, mais vers elle-même. » Dans sa solitude, elle se convainc, s'encourage, s'apaise et joue par rapport à elle-même le rôle de quelqu'un d'autre. Elle crée une seconde voix, plus sensible et plus combattante pour compenser le déficit en termes de bonheur. Le dialogue se confond dans un monologue sans fin. Elle n'est pas encore passée de l'autre côté, même si l'intrigue repose essentiellement sur cette cassure qui fragmente le roman entre les deux extrêmes : une vie qui échappe à toute définition et une folie qui s'installe dans l'indifférence totale des autres.