Un après les émeutes «de l'huile et du sucre», le rapport parlementaire a été rendu public cette semaine. Alors que la spéculation n'a jamais autant affecté le marché, les grossistes, premiers pointés du doigt, désignent les nouveaux importateurs liés au pouvoir en les accusant d'organiser les pénuries. «Ils doivent commencer par s'auditionner entre eux d'abord !» s'énerve un grossiste de Gué de Constantine (Essemar). Allusion au rapport publié cette semaine par l'Assemblée populaire nationale sur l'enquête menée par les députés pour déterminer les causes ayant poussé les Algériens à se révolter en janvier dernier. Les «émeutes de l'huile et du sucre», selon le discours officiel, seraient dues à la pénurie des produits alimentaires de large consommation. Le rapport désigne le groupe Cevital et, à un moindre degré, les grossistes et précise que ces derniers n'ont pas accepté de répondre aux membres de la commission parlementaire. «Répondre à quel chef d'inculpation ? À quelles questions ? Ils nous prennent vraiment pour des cons, comme ils l'ont fait avec leurs supposés électeurs !», s'insurge Boualem, la quarantaine, natif de Médéa, grossiste dans l'alimentaire, installé à Essemar depuis plus de dix ans. Pour lui, les députés à travers cette enquête veulent trouver «des boucs émissaires» et tenter à travers leurs auditions «de faire porter le chapeau» à une victime bien déterminée. «Je vais vous dire une chose, poursuit-il. Certains de mes amis importateurs m'avaient demandé de répondre aux sollicitations des députés et de dire que c'est Rebrab qui est responsable car il exerce soi-disant un diktat sur le business de l'huile et du sucre». Sale besogne Une révélation de taille que d'autres grossistes nous ont confirmée lors de notre enquête. «Il suffit de voir les statistiques des douanes pour tout comprendre ! Certains importateurs ont tenté d'introduire de l'huile d'importation pour l'écouler sur le marché. Et certains grossistes, proches de ces importateurs, ont fait le sale boulot, provoqué la pénurie pour ensuite proposer les nouveaux produits importés à la place de ceux fabriqués localement», confie Djamel, la cinquantaine, l'un des premiers à s'installer à Essemar. Une source douanière confirme en des termes à peines voilés ces informations. «Le sucre et l'huile sont deux produits sensibles dans notre pays, ils font l'objet d'une guerre sans merci entre importateurs, hauts gradés et producteurs. Ils veulent tous prendre possession du marché, assure un douanier. Effectivement, au début de l'année et voire même à la fin de l'année dernière, nous avons constaté une augmentation inhabituelle du volume des importations d'huile et de sucre alors que la demande en cette période de l'année n'est pas si importante…» Nos tentatives pour obtenir des informations complémentaires à ce sujet auprès du Centre national des statistiques douanières et celui du Commerce extérieur ont échoué. Les grossistes, eux, s'estiment lésés par le rapport parlementaire, même si certains d'entre eux avouent «ne pas en avoir lu une ligne ; nous nous sommes contentés des articles parus dans la presse». Bab Ezzouar. Abdellah, grossiste depuis huit ans, fournit en différents produits alimentaires des entreprises publiques, des écoles et des casernes. «Aujourd'hui, je ne comprends pas pourquoi on n'arrête pas de dire qu'il y a eu pénurie de produits de large consommation au début de l'année ? Je vous assure qu'à cette période-là, le marché était inondé, que ce soit par des produits fabriqués localement ou importés. Pressions Seulement voilà, Rebrab avait avant l'heure exigé de nouvelles formalités pour les transactions, d'ailleurs toutes prévues par la loi. Et cela a chamboulé le fonctionnement du marché. Des grossistes, parrainés par des importateurs influents sur le marché, se sont révoltés», explique-t-il. D'après le grossiste, ils seraient nombreux à ne pas payer les impôts et à ne pas disposer de registre du commerce. «Des grossistes, intermédiaires pour la plupart de gros importateurs, tirent les ficelles du marché. Il nous arrive de voir les prix augmenter sans aucune explication. Lorsqu'un importateur voit son commerce menacé, il passe au chantage et exerce une pression sur le marché soit pour couler quelqu'un ou bien sur injonction d'autres importateurs généralement hauts responsables ou députés», accuse-t-il. La Rassauta (Bordj El Kiffan, banlieue est d'Alger), appelé communément «Draâ Sauta» par les Algérois. Cet ancien domaine agricole est devenu un lieu où se côtoient bâtisses de fortune et villas R+4. Un endroit très prisé, des terrains obtenus grâce à des intercessions, où importateurs, élus, députés et autres hauts responsables se croisent tous les jours. La plupart des constructions sont transformées en dépôt de différentes marchandises. A en croire les témoignages, c'est d'ici que se tirent les ficelles du marché de l'agroalimentaire. Kheireddine, la trentaine, fils d'un haut responsable, importateur, confie : «Le marché du sucre, de l'huile, des légumes secs et du café est un club fermé. Je pense que tous les Algériens le savent, soupire le jeune importateur. Nous avons assisté ces dernières années à l'émergence de nouveaux importateurs, soutenus par des cercles influents. Il veulent nous imposer leur loi et cela mène parfois à des échanges violents qui se répercutent sur les prix. Car ils provoquent à leur guise des pénuries en bloquant au port certaines marchandises. Ou en inondant le marché jusqu'à causer son effondrement. Et les grossistes sont obligés de casser les prix. Un sale jeu.» Lobbies Il n'est pas le seul dans cette situation. Hafid, un autre jeune importateur, dispose de ses propres dépôts à La Rassauta. Il possède son propre réseau de distributeurs (grossistes). Avec Kheireddine, ils se sont développés dans tout le pays et privilégient depuis un certain temps les régions du Sud. «Vous savez, la multiplication du nombre d'importateurs et de grossistes a mené à une situation de diktat qu'exercent des lobbies. Ils sont députés, hauts gradés, hauts responsables. Ces gens-là ont complètement déréglé les ressorts du marché et le tiennent d'une main de fer, affirme-t-il. Grâce à leur influence et leurs connexions, ils sont capables du pire. Nous subissons au quotidien leur diktat, notre réseau de distributeurs (grossistes) nous renseigne sur leurs agissements, des tours qu'ils jouent sur le marché, et nous ressentons ces effets sur notre chiffre d'affaires. Parfois nous sommes dans l'obligation de partager les pertes avec nos grossistes, je ne pense pas pouvoir continuer longtemps à exercer ce métier, le jeu est devenu très sale.» Saïd est grossiste à El Hamiz. Dans sa boutique d'électroménager, il négocie les prix grâce à l'influence acquise par son père, gros commerçant dans l'alimentaire, dont il a aussi hérité du réseau de distribution. Diplômé en économie – chose très rare dans le domaine – il s'est érigé en véritable intermédiaire dans les transactions les plus importantes. «Les grossistes avec lesquels je travail sont des gens honnêtes mais ils commencent à s'adonner à des pratiques douteuses. Les plus anciens se plaignent des agissements de certains de leurs collègues tous inscrits dans un autre réseau, composé d'importateurs véreux. Ce sont de véritables barons de l'informel. L'Etat en voulant imposer le chèque pour les transactions dépassant les 500 000 DA avait provoqué leur colère. Cette décision prise par l'Etat entre dans la lutte des clans où chacun veut imposer sa logique. Et voilà comment le paroxysme de cette guerre sans nom a mené à des émeutes. Maintenant que les députés les soutiennent ouvertement, les protègent, l'Etat de son côté, cède et renvoie l'utilisation du chèque à une date indéfinie. C'est comme ça que ca marche…», explique-t-il. La campagne électorale d'avant l'heure, n'est pas pour arranger les choses. «Ils vont certainement nous jouer encore de sales tours, mais cette fois-ci, personne ne marchera. Car nous sommes dans le collimateur de l'administration et les députés importateurs veulent coûte que coûte nous faire porter le chapeau car les grossistes sont une cible facile et manquent d'organisation pour se défendre», avertit un grossiste de Essemar.
- Consultez le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur les émeutes de janvier 2001: www.apn-dz.org/apn/arabic/commission_enquete/rapport_final.pdf - Lire notre enquête du 14 janvier 2011, «Après les émeutes : Barons de l'informel : 1, société civile : 0» sur www.elwatan.com