Mes dernières années se confondent avec ce banc. Il m'arrive même de penser à lui depuis mon village près d'El Kseur. Au fait, ma préretraite d'office a été un divorce d'avec ma vie d'avant. Mis dehors à 54 ans, je savais que je n'avais aucune chance de retrouver un travail. Cela fait sept ans que je n'ai pas travaillé. Que je n'ai pas perçu un salaire. J'ai pensé à repartir définitivement en Algérie. J'ai fait plusieurs tentatives. En vain. A chaque fois, je reviens. Et avec mes deux amis, l'un d'Ighzer Amokrane et l'autre de Sétif, on discute pendant des heures, assis sur ce banc ou en train de faire des courses ensemble dans les grandes surfaces ou aux puces de Montreuil. J'aime bien chiner. Mes deux amis m'accompagnent souvent. Ma solitude me fait peur. Un ancien collègue est mort dans sa chambre, assis sur son lit. La femme de ménage l'a découvert quatre jours plus tard. Je pense souvent à lui. Chienne de vie. La mort aussi me fait peur. Terriblement. Pourtant, je ne m'imagine pas couper définitivement les ponts et aller m'enterrer en Kabylie. Peut-être que mon véritable pays est ici. A Paris. En Algérie, je compose. Je tiens un rôle, celui du père, du grand-père. J'aime mes enfants, mais aucune communication n'est possible. Nos tentatives de discussion tournent court. Cela se passait plus ou moins bien avant leur mariage. Maintenant, il y a trop de monde à la maison. Aucun de mes cinq garçons n'a quitté la maison familiale, c'est insupportable. Je leur ai construit une grande maison. J'ai aussi beaucoup économisé. J'ai acheté un fourgon pour l'aîné. Il fait le transport de voyageurs. Mon compte bancaire est désespérément maigre. Je n'arrive plus à mettre de l'argent de côté. Tout est faussé Ma pension est de moins 1000 euros. Une fois payés ma chambre Sonacotra, mes petites dépenses, mon transport et envoyé les 200 euros au village, il ne me reste rien. Pour ne rien vous cacher, pour rien au monde, je ne me passerai de mes petites joies parisiennes. Et les discussions, assis sur ce banc, avec mes amis en font partie. Ici, je me sens vivre, pas tenu d'endosser un masque. Je sais que le racisme existe, que la vie est très dure ici. Regardez-moi. Brun, sec, nerveux, cheveux fil de fer. Je ne passe pas pour un Danois. J'ai eu droit à plein de regards en biais. Dès que je me met à parler en français, les gens sourient. Mon fils dit que je klaxonne quand je parle. Je n'ai jamais compris pourquoi il dit ça. Peut-être à cause de l'accent kabyle. Je n'ai pas eu beaucoup l'occasion de pratiquer la langue de Molière. A part les ordres de mes patrons, les démarches administratives et au moment de faire les courses, je n'ai pas à parler français. Il y a longtemps, il m'arrivait de prendre un verre avec mes collègues français. Au fait, je réalise que je n'ai jamais eu d'ami français. Je ne suis pas un intellectuel. Plutôt le contraire. Je n'ai pas fait d'études. J'ai commencé à travailler très tôt. Tous les boulots manuels, dans le bâtiment. Je sais tout faire de mes mains, sans me vanter. Au bled, c'est moi qui ai tout fait à la maison. Il faut bien y retourner un jour. Il doit bien y avoir des bancs accueillants. Et des amis aussi. Sûrement pas la liberté, c'est une invention française. Tout comme la solitude. J'aurai beaucoup de mal à quitter Belleville. Bon, je verrai plus tard. Là, il faut que je retourne voir mes amis. Regardez, ils n'ont pas quitté le banc. C'est pour cela que je vous ai demandé de ne pas me prendre en photo. Je ne suis pas important. Ou alors comme un fantôme. Mon histoire ressemble à celles de milliers de personnes de ma génération. Les oubliés de l'histoire. L'euro a donné de nous une fausse image de riches, de parvenus. C'est tout le drame. Tout est faussé. Propos recueillis par