Il importe d'expliquer historiquement pourquoi l'attitude humaniste a disparu dès le XIIIe siècle en Islam et plus récemment en Europe, et d'examiner les conséquences de cette disparition dans la pratique politique et la vie des sociétés, notamment depuis 1945. Il faut comprendre la corrélation historique entre la montée des idéologies radicales de combat et la généralisation de la pensée jetable dans toutes les sociétés contemporaines », précise Mohamed Arkoun, qui a animé vendredi après-midi au Centre d'accueil de la presse étrangère de Paris, à l'invitation de la presse arabe, une conférence-débat d'une heure et demie, attentivement suivie. Mohamed Arkoun, universitaire, actuellement professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle et chercheur sur le fait religieux et l'histoire de la pensée islamique, fait référence en matière d'études islamiques. Mohamed Arkoun « participe activement aux efforts en cours pour promouvoir des recherches neuves en vue d'un enseignement du fait religieux libéré des clôtures dogmatiques héritées du passé », rappellent les éditions Vrin qui ont édité son dernier ouvrage très érudit, Humanisme et Islam. Combats et propositions (courant 2005). Mohamed Arkoun commence sa conférence par un appel au secours des intellectuels arabes isolés et dont les travaux ne sont pas répercutés par les médias. « Je suis déçu par l'attitude des journalistes occidentaux, et encore plus par celle des journalistes arabes. Combien d'entre vous ont connaissance de ce livre », en montrant son dernier ouvrage. « Tous les Arabes se plaignent de ne pas avoir d'intellectuels, il faut se donner le temps de savoir qu'il y en a et qu'il faut les lire. C'est une situation grave. Je suis un chercheur engagé, je parle au monde arabe, comment vais-je l'atteindre ? » Il ajoute que son livre n'est pas traduit, parce qu'il n'y a pas de traducteurs. Et encore : « Les libraires doivent s'abonner aux éditions spécialisées. Ce sont les libraires qui se chargent de trouver des traducteurs. Voilà ce que j'appelle la solidarité, celle de tous les métiers du livre. » Et de dire ensuite qu'« il faut que la langue arabe soit dynamique. Ce n'est pas encore une langue de recherche en sciences sociales. Les outils de la réflexion évoluent constamment, comme les outils du chirurgien ». Mohamed Arkoun indique que l'humanisme c'est la production et la participation de l'ensemble des cadres de la connaissance, que des cadres sociaux de la connaissance capables de s'intéresser à la production en sciences philosophiques existent, mais ils ne s'intéressent plus à ce genre de production. « Au Xe siècle, ils avaient le temps de chercher et de discuter ensemble. Les connaissances dans le monde arabophone circulaient et étaient discutées dans des majaliss el'ilm. » Des théologiens suivaient ce que disaient les philosophes et vice-versa, il y avait ceux qui s'intéressaient au soufisme... Cela existait dans les milieux arabophones qui étaient des milieux cosmopolites : des Persans parlant le farsi, des juifs parlant l'hébreu, mais pour l'expression scientifique ils utilisaient l'arabe. Ce sont les salons en Europe du XVIIIe siècle. Questionnement humaniste Et à l'universitaire de se demander : « Dans leurs manuels scolaires, les Arabes tiennent-ils compte de cette page de leur histoire ? L'enseignent-ils ? Se préoccupent-ils d'humanisme ? La langue arabe est squattée par le langage journalistique. » Et ce constat : « Cette page d'histoire n'existe plus. » « La légitimité du droit en Islam est un point aveugle de la recherche historique. » Le livre de Mohamed Arkoun compte six chapitres, dont trois permettent de réfléchir sur les conditions qui doivent être remplies dans les sociétés arabes sur l'humanisme tel qu'il a fonctionné au Xe siècle, souligne l'auteur. « Les Arabes contemporains font circuler l'idée depuis les années 1950-1960 que ce qui s'est passé aux X et XIIIe siècles peut être ressuscité. Erreur fatale, imaginaire terrible qui tue la pensée dans nos sociétés. Tout le monde en appelle à Averroès. Cela s'appelle un anachronisme que d'appeler le lointain pour remplir des fonctions du présent. » Le premier de ces trois grands chapitres est relatif à l'écriture de l'histoire fondamentale de l'humanisme. « Cette histoire ne se trouve pas dans le Coran, ni dans les hadiths. Le travail de rénovation a été fait en Europe seulement. C'est grâce à la pensée grecque qu'il y a eu l'humanisme arabe au Xe siècle. Si nous nous contentons de la seule ligne religieuse de la pensée et nous nous désintéressons de la ligne philosophique, il n'y a pas d'humanisme. » Le second chapitre a trait aux tâches de l'intellectuel. « Le champ de l'intellectuel arabe au Xe siècle était plus libre que le nôtre aujourd'hui », souligne Mohamed Arkoun. Le troisième chapitre traite de la critique de la connaissance juridique en Islam. « Jamais personne n'a pensé à le faire », affirme Mohamed Arkoun, et il ajoute que la modernité a eu lieu historiquement en 1820 lorsque Hegel, après la révolution française de 1789, a écrit en 1820 : La Philosophie du droit, La Légitimité du droit est centrale,1789 a posé le problème du droit. La légitimité populaire, il faut la justifier philosophiquement, Aujourd'hui on se contente des actes de force. Autre date marquante : 1840, lorsque Karl Marx écrit : Une Critique de la philosophie du droit, telle que Hegel l'avait présentée. Depuis, on n'a pas cessé en France et en Europe de se poser la question de la légitimité du droit. Dans la pensée arabe, pas un seul penseur n'a posé la question dans le cadre d'une raison autonome. Qui commande aujourd'hui la légitimité du droit dans le monde arabe : El Djazira ! Et aussi : « Le problème de la légitimité du droit en Islam. C'est un point aveugle de la recherche historique. » Rupture dans la pensée arabe depuis le XIIIe siècle Ces trois chapitres, selon leur rédacteur et auteur, « touchent aux conditions sine qua non de l'entrée de la pensée arabe dans le renouvellement de toutes les tâches de la raison ». Ce qui distingue l'histoire de la pensée arabe et l'histoire de la pensée européenne, c'est la rupture, la fissure qui s'est opérée dans la pensée arabe depuis le XIIIe siècle, explique Mohamed Arkoun. Et de constater qu'« aujourd'hui il n'y a pas un seul traité d'éthique de langue arabe, alors que nous en avons besoin ». Entre le XIIIe et le XXe siècles que s'est-il passé au sujet de cette page humaniste écrite par les arabophones ? C'est ce que développe Mohamed Arkoun dans Humanisme et Islam. « La rupture, je ne peux en parler, c'est trop long, sinon allez voir comment est enseignée l'histoire de la pensée arabe du XIIIe au XXe siècle et vous constaterez les retards dans lesquels nous vivons. Qu'enseigne-t-on au sujet de l'évolution ou de la régression de la pensée d'expression arabe en 1198 (mort d'Ibn Rochd) jusqu'au XIXe siècle. La philosophie c'est l'autonomie de la raison. L'homme est né pour être libre, pas pour être soumis à l'arbitraire de l'homme. C'est un chantier pour les chercheurs. » Mohamed Arkoun distingue un autre chantier : l'Etat. « Qu'est-ce que l'Etat ? Comment émerge-t-il ? Comment fonctionne-t-il vis-à-vis d'une société dont il a la charge ? Le problème est ouvert pour une discussion critique ». « Pourquoi les intellectuels arabes sont-ils isolés ? Pourquoi vivent-ils à l'extérieur ? Pour une liberté de pensée sans être honnis dans sa propre société. Ce qui existe aujourd'hui c'est le grand bruit idéologique (qui brouille la communication). Ce bruit est dans toutes les sociétés quelles qu'elles soient. Il y a des intellectuels qui aiment ce bruit. Je souhaite des majaliss de confrontation », conclut Mohamed Arkoun dans sa brillante conférence.