Le film Dima Brando, qui s'est déroulé en décembre 2011, a obtenu le prix spécial du jury au 5e Festival d'Oran du film arabe (FOFA). Ridha Béhi relate une fiction mêlée à du documentaire sur la rencontre entre ce cinéaste tunisien et l'acteur américain Marlon Brando. Le film est également une réflexion toute en finesse sur le rapport à l'autre. -Dima Brando est un rêve qui s'est réalisé pour vous puisque dès votre première jeunesse, vous vouliez rencontrer Marlon Brando, n'est-ce pas ? Effectivement ! Quand je suis rentré la première fois chez lui à Los Angeles, je tremblais presque. J'avais l'impression de passer un examen. J'ai vu tous les films de Marlon Brando et lu deux ou trois biographies. Dès qu'il m'a reçu, il a m'a mis à l'aise et a commencé à parler de sa vie, de ses échecs… Il m'a confié qu'il discute d'abord avec les cinéastes avant de participer ou pas dans un film. Marlon Brando, qui s'exprime bien en français, m'a dit qu'il a décidé de prendre part à mon projet dès le début. Il m'a affirmé : «Tu m'as bien salué, tu as mis ta main sur ta poitrine avec tendresse. Je sais donc que je serai entre de bonnes mains.» Il a aussi ajouté :«Tu dois affronter cinq difficultés : tu es Arabe, tu parles mal l'anglais, tu ne connais pas le jazz, tu as choisi Brando, un acteur chiant et malade, et tu n'as pas de juifs avec toi à Los Angeles.» Il a donc d'emblée précisé les choses. Cela m'a rassuré. Nous avons convenu de faire des séances tous les deux jours à Los Angeles. L'acteur ne pouvait se déplacer facilement avec un tube d'oxygène. Nous avons travaillé sur le scénario… -Que devait-il interpréter dans le film ? Le rôle de Brando, himself. Dans le film, un Tunisien devait le rencontrer. Brando a proposé que ce jeune sera poursuivi par le FBI parce qu'il avait un exemplaire du Coran dans son sac. Lorsque les agents du FBI l'interrogent, le Tunisien répond qu'il est venu aux Etats-Unis pour rencontrer l'acteur Marlon Brando. Ils ne l'ont pas cru, nomme l'affaire «dossier Brando». Le jeune Tunisien va à la mosquée chercher du travail, car il s'est rendu compte que l'acteur s'est moqué de lui et qu'il joue dans des films pornos. Il décide alors de ne pas le voir. Le soir, il récite à haute voix Jules César (Marlon Brando a joué en 1954 dans le film de Joseph Mankiewicz, Jules César, ndlr) en arabe. Les voisins alertent la police en disant que quelqu'un est en train de «parler» avec Al Qaîda. Donc, cela constitue tout «un dossier» pour le visiteur tunisien. Il finit alors par rencontrer Brando qui lui conseille de partir. Il lui dit que les Américains ne vont pas lui permettre de réussir dans leur pays. «Nous n'allons plus fabriquer un deuxième Omar Sharif», lui confie-t-il. C'était donc un personnage à travers lequel Marlon Brando jouait son propre rôle. -Après la mort de Brando en juillet 2004, vous aviez dû modifier le scénario… Oui. J'ai inventé l'histoire du village tunisien avec l'arrivée de l'équipe de tournage américaine et le cinéaste qui drague le jeune Tunisien (rôle interprété par Anis Raâch). J'ai ajouté la partie documentaire pour revenir sur ma rencontre avec Marlon Brando. Cette partie n'existait pas dans le scénario original. Le projet était une fiction comme les autres. La mort de l'acteur m'a amené à laisser un témoignage sur lui. J'ai voulu aussi évoquer le tournage de films américains en Tunisie et faire une réflexion personnelle. -L'acteur Anis Raâch a une troublante ressemblance avec Marlon Brando dans sa jeunesse, vous a-t-il été facile de trouver cet acteur ? Je n'ai pas cherché un acteur qui ressemble à Marlon Brando. J'ai choisi Anis après l'avoir vu dans le film Zazous de la vague (El Zazouet, sorti en 1992), de Mohamed Ali El Okbi. Je me suis dit : et si je mettais cet acteur avec Brando, ensemble qu'est-ce que cela pourrait donner ? Aussi ai-je imaginé l'histoire du village et du rêve américain. Cette idée n'existait pas auparavant. -Vous avez dit que certains producteurs ont abandonné le projet du film après la mort de Marlon Brando… C'est vrai. Ils n'étaient plus intéressés par le film après la disparition de l'acteur américain. Brando était «la valeur» du film. Pour eux, il n'y avait plus d'histoire. Ils ne savaient pas que j'allais ajouter une partie documentaire dans le film. C'est presque par désespoir que j'ai continué l'histoire. J'ai produit moi-même le film. J'ai vendu un terrain, j'ai reçu une subvention du ministère de la Culture. Et je suis encore endetté ! -Dans Dima Brando, vous évoquez ces cinéastes occidentaux venus tourner en Tunisie en exploitant les habitants. Vous avez aussi illustré cela en reprenant une scène du film d'Indiana Jones et l'arche perdu (on voit Indiana Jones, héros blanc invincible, tuer d'un coup de pistolet un Arabe qui le menaçait de son sabre)… Je suis sensible à cette question. Je viens de Kairouan où il a eu lieu le tournage du Voleur de Bagdad. A l'époque, une manifestation a été organisée contre les équipes de tournage américaines et italiennes. L'armée n'avait pas hésité à tuer des protestataires, à arrêter des manifestants et à imposer le couvre-feu. Le régime de l'époque laissait faire. Pour lui, le tournage des films en Tunisie apportait des devises. Tarek Ben Ammar, neveu de Lahbib Bourguiba, ramenait ces équipes de cinéma en Tunisie. -Pourtant, Tarek Ben Ammar est un grand producteur tunisien… Et alors ? Il a vendu «la karama», la dignité, de son peuple. Il gagnait de l'argent. Et il continue à en gagner. -Aujourd'hui que la dictature de Ben Ali a été mise à terre, produire un film est-il plus facile en Tunisie ? La nouvelle configuration politique ne sera-t-elle pas un frein ? Je n'ai pas envie de parler de l'avenir, mais je sais qu'il faut être vigilant. Le 14 janvier 2011, les Tunisiens ont fait leur révolution pour défendre leur dignité. Le ras-le-bol n'était pas uniquement social. On ne va pas lâcher cela. On va défendre la liberté d'expression. Je me dis que les régimes qui vont venir ne seront pas pires que celui de Ben Ali. Donc, autant être vigilants, continuer à faire des films et se battre pour qu'ils soient produits et projetés, que le régime soit islamiste ou pas. -Comment avez-vous suivi la tempête soulevée par la diffusion par Nessma TV du film franco-américain Persépolis, de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud (sorti en 2007) ? C'était de la provocation, à mon avis. La gauche et une partie de l'élite ont essayé de provoquer les islamistes. Cela a été utilisé d'une manière intelligente par les islamistes pour gagner les élections (pour la Constituante, ndlr). C'était donc un mauvais calcul de la part de ceux qui avaient planifié cette opération. -Même l'attaque qui a ciblé le documentaire franco-tunisien Laïcité, Inchallah, de Nadia El Fani… Oui, l'opération était de la même veine, mais pour un mauvais film. Les islamistes ont exploité cela pour dire au peuple : «Regardez ce que fait l'élite et comment elle parle de Dieu.» Les autres ont pensé mettre à l'épreuve les islamistes par rapport à la liberté d'expression. -Les nouveaux amis des dictatures disent qu'un plan, existant je ne sais où, a été élaboré pour changer les régimes dans le Monde arabe. Qu'en pensez-vous ? Je me méfie des scénarii comme cela. Mieux vaut être prudent. Personne n'a la preuve de quoi que ce soit. Il est certain que des intérêts américains existent. Les Américains encouragent les islamistes pour avoir la paix et avoir pas une autre catastrophe comme le 11 septembre. Ils se disent que les islamistes vont adopter le modèle turc ou se feront la guerre entre eux. Les Américains pensent qu'ils ne peuvent pas continuer à soutenir des dictatures anti-islamistes et en subir les conséquences… -Vous avez rendu hommage à l'intellectuel américain d'origine palestinienne Edward Saïd. Pourquoi ? C'est un homme qui a traité une question qui m'a toujours intéressé, l'orientalisme, le rapport à l'autre. Edward Saïd m'a beaucoup aidé pour ma thèse de doctorat. Toutes ses thèses confortent mon point de vue. La moindre des choses était de lui rendre hommage surtout que le film traite de la question. -Les films arabes ont un problème : ils ne voyagent pas entre les pays de la région. Pourquoi ? Depuis les années 1970, nous n'avons pas cessé d'attirer l'attention sur cela. A chaque fois que je viens en Algérie, je dis aux responsables d'acheter nos films pour permettre au public de les voir à la télévision ou au cinéma. Wallou ! Il y a un mépris total de part et d'autre. Idem en Tunisie pour le cinéma algérien ou marocain. Même chose au Maroc pour les films tunisiens ou algériens. C'est une souffrance, un lot de détresse. -Question classique : quel regard portez-vous sur le cinéma arabe actuel. Arrive-t-il à suivre la marche du monde ? Le cinéma syrien a bougé un certain moment. Même chose pour les jeunes cinémas libanais et palestinien. L'âge du 7e art figé est terminé. Le cinéma égyptien est déclassé. Au Maroc, des jeunes cinéastes font du bon travail. En Tunisie, le cinéma est encore entre les mains des dinosaures ! Mais il y a des gens valables qui continuent à faire des films difficilement. -Qui sont ces dinosaures ? Mahmoud Ben Mahmoud, Nasser Khemir, Tayeb Louhichi, des cinéastes qui ont fait leurs preuves. Il y a une reprise par les jeunes. Cette année (2011), une quarantaine de projets ont été proposés. Mon fils vient de réaliser son premier long métrage, ma fille est directrice photo, petit à petit, la relève se fait, c'est le cycle naturel de la vie. Donc, on ne peut dire aux vieux : out ! Ils ont de l'expérience, sauf qu'ils doivent se renouveler et être à l'écoute de ce qui se passe autour d'eux.