Quelle perception portent les familles des moines sur la démarche du juge Trévidic qui souhaite enquêter en Algérie ? Henry Quinson, conseiller monastique pour le film Des Hommes et des dieux, lance des pistes où les sentiments contradictoires des personnes le disputent à la géopolitique. Lyon. De notre correspondant En 2010 en France, le film Des Hommes et des dieux, rendait hommage aux moines enlevés dans leur monastère de l'Atlas près de Médéa, en mars 1996, et assassinés en mai. Réalisé par Xavier Beauvois, le film rencontra un grand succès avec plus 3 millions de spectateurs et des centaines de milliers de DVD vendus. A l'étranger, un million et demi de personnes l'ont vu dans plus de cinquante pays. Henry Quinson, ancien trader devenu «moine des cités», a été le conseiller monastique lors du tournage. En 2011, il avait publié un livre sur les coulisses, Secret des hommes, secret des dieux (Presse de la renaissance, 2011). Lié à l'abbaye trappiste de Tamié, sœur de Tibhirine, il est en France l'une des personnes les plus proches des familles des moines défunts. Alors que le juge Marc Trévidic souhaite faire une autopsie des crânes des victimes et interroger, en Algérie, des témoins de l'affaire, nous lui avons demandé son sentiment. Pour lui, «la difficulté sur cette question est que depuis 1996 on se retrouve face à plusieurs types de réactions. Les gens pensent que finalement, ouvrir les cercueils, c'est important, bien sûr, mais que cela risque d'empoisonner les relations entre la France et l'Algérie, sachant que les frères de Tibhirine travaillaient dans le sens de la réconciliation. Ils estiment que cette aventure des moines est une histoire d'amitié entre la communauté et les villageois, un parcours spirituel, et que leur mort ne doit pas se transformer en procédure juridique et en démarche macabre pour régler une énigme policière. Je crois qu'il faut respecter, pour les familles, les avis des uns et des autres». Cet avis a longtemps fait l'unanimité dans les familles. En 2003, une plainte était déposée au parquet de Paris. Seule une famille, celle de Christophe Lebreton, se porte partie civile lorsque, en février 2004, une information judiciaire est ouverte. Aujourd'hui, une deuxième famille a rejoint la procédure, celle de Paul Fabre Miville ; puis trois autres la rejoindront dès que nécessaire. Henry Quinson a une explication : «Objectivement, en écoutant tel ou tel membre des familles, je constate que la thèse officielle de l'enlèvement par un groupe islamiste armé est mise en doute par les révélations publiées ces dernières années. Les familles, réservées au départ, pensent qu'on a mis pas mal de bâtons dans les roues pour empêcher d'y voir clair. Il y a beaucoup de points d'interrogation. Il y a eu une prise de conscience que cette affaire n'est pas aussi simple qu'ils l'ont comprise et acceptée au départ, lors de l'assassinat des moines. Cela les met en porte-à-faux par rapport à ceux qui ne voulaient pas voir.» La géopolitique et les soulèvements arabes depuis un an ont aussi fait bouger les lignes de la volonté de comprendre les dessous inexplorés. Alors que la montée islamiste se fait dans les urnes de façon pacifiste, Henry Quinson se pose la question de savoir «si un certain nombre de régimes en place, dont certains ont sauté, n'ont pas utilisé avec habileté l'épouvantail islamiste pour rester au pouvoir. Les familles ont intériorisé le fait qu'on se soit trompé sur Ben Ali, Moubarak, etc. et se disent s'il est juste de se taire sur ces questions-là». La géopolitique, ajoutée à la publication de beaucoup de témoignages qui remettent en cause la version officielle, «les familles y sont forcément sensibles» pour avoir envie d'en savoir plus. Enfin, la façon de travailler du juge Marc Trévidic y est peut-être pour quelque chose. Respectueux des ressentiments humains, il s'éloigne du juridisme qui ne l'y oblige pas en recherchant l'accord des familles lorsqu'il passe la vitesse supérieure. Ainsi, avant de lancer sa commission rogatoire internationale (qui mettra quelques semaines à déboucher des tuyaux de la chancellerie française puis de la chancellerie algérienne), il les a reçues. C'est utile, estime Henry Quinson : «Elles doivent comprendre ce qui est prévu.»