Par Leïa Benammar Benmansour (*) Nous avons vécu et nous continuons de vivre une période d'effervescence, les pays arabes en ébullition, leurs peuples voulant vivre leur «révolution de jasmin», à l'instar des Tunisiens. Et les autres, les pays occidentaux, faisant face à leurs indignés (qui se sont calmés depuis, sauf à Davos), de Athènes à Paris, en passant par Madrid. Il faut croire que le jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi, n'a pas sacrifié sa vie pour rien, il est déjà un symbole pour tous les indignés du monde qui ne veulent plus subir. Ceci rappelle une autre époque, celle des indignés de mai 1968, qui ont fait basculer la grande France républicaine, et fait «rendre le tablier» au général de Gaulle, que personne ne pensait le voir partir par la petite porte, poussé en ce sens par les indignés du quartier latin, ces étudiants auxquels se rallièrent les ouvriers et enfin tout le peuple de France. Comme quoi, quand le peuple veut... La France fit basculer avec elle d'autres pays européens. L'immolation par le feu de l'étudiant Jan Palach, en Tchécoslovaquie, le 16 janvier 1969 (il décéda le 19 janvier), contre l'occupation soviétique de son pays. Cet acte bouleversa le monde. A ce jour, le nom de Jan Palach est ancré dans les esprits de ceux qui ont vécu la période, et qui ne peuvent oublier à ce jour cette torche humaine. Malheureusement, cette immolation ne fut pas une première. Quelques années auparavant, soit en 1963, à Saïgon (Vietnam du Sud), un moine bouddhiste s'était immolé par le feu pour protester contre le dictateur pro-américain, Ngô Dinh Diêm. Cet acte sera suivi de plusieurs autres. Le monde effaré, choqué, assistait à ces scènes d'horreur complètement impuissant. Quarante-trois ans après Jan Palach, soit le 4 janvier 2011, un jeune marchand ambulant tunisien passe à l'acte extrême à son tour, pour faire cesser l'arbitraire du régime Ben Ali. De son village à Sidi Bouzid, son nom résonna soudain sur la Toile du «village global», enflammant Internet aussi vite que son corps s'embrasa. Et voilà que, depuis le terrible acte de Mohamed Bouazizi, l'immolation par le feu, aussi gravissime et douloureuse soit-elle, est devenue un acte récurrent au Maghreb et ne semble pas susciter l'indignation du côté des gouvernants. Pourtant, il y a encore à peine quelques jours, dans un groupe de jeunes Marocains diplômés de grandes écoles et au chômage, protestant devant le ministère de l'Education à Rabat, l'un d'eux s'immola par le feu. Images insoutenables de cette boule de feu hurlante, et les cris des passants tentant de sauver le désespéré, mais il ne survivra pas. Au Maroc, il y a eu pas moins de 15 immolations par la feu durant l'année 2011. Et voilà que dans l'édition d'El Watan du 27/01/2012, on apprend qu'à Tiaret, un jeune âgé de 22 ans, vendeur à la sauvette, s'est immolé après une altercation avec un policier qui avait donné un coup de pied au misérable petit étalage de subsistance du jeune vendeur, même scénario que celui qu'avait vécu Mohamed Bouazizi. Du coup, ce fut l'émeute. Si l'immolation par le feu est un appel au secours d'un mal-être profond, et d'un ras-le-bol de l'injustice sociale, l'égoïsme des gouvernants, dont on connaissait déjà le mépris envers le peuple, est le pire. Puisque devant cette terrible tragédie, ils gardent un silence coupable. Aucune question n'est posée, aucune conférence débat, pour parler clairement du problème, afin d'y pallier et sauver les vies humaines sur la liste du sacrifice. Les corps des jeunes Algériens rejetés par la mer est une autre tragédie, puisque dans chaque embarcation, ils sont des dizaines, alors quand la mer se déchaîne... Combien d'entre eux, dont les corps sans vie se retrouvent sur les côtes espagnoles et italiennes, sont enterrés dans des tombes anonymes de cimetières créés spécialement pour ces pauvres âmes ? Les parents, anéantis par le chagrin, réclament désespérément le rapatriement des corps de leurs enfants, mais les concernés par la question au sein des instances gouvernementales répondent que sans papiers sur ces malheureux naufragés, impossible de prouver leur nationalité algérienne. Comment accepter pareille réponse lorsqu'on sait aujourd'hui le miracle de l'ADN. Quand on pense à tout ce qui fut fait par la France pour récupérer les corps des passagers du vol Rio-Paris (novembre 2009) qui s'était écrasé en mer, pour retrouver les corps et les identifier, l'on se demande combien vaut la vie d'un jeune Algérien pour celui qui le gouverne. Ces appels au secours que nos gouvernants ne semblent pas vouloir entendre, par indifférence ou par incapacité à faire face à un problème gravissime, celui d'une jeunesse en désespérance, auquel il faut apporter une réponse urgente pour le résoudre, et non pas sévir en traînant les jeunes «harraga» devant les tribunaux, comme si la punition était une solution au problème. Ces jeunes qui passent leur temps à chercher le moyen qui leur permettrait de quitter un pays qu'ils n'aiment plus, parce qu'ils ne supportent plus de voir l'insolence des riches, de se sentir rejetés par un système qu'ils honnissent, tout en sachant que dans ce départ de la désespérance (car les jeunes Algériens sont au courant de tout), ils ne trouveront, au bout du voyage, que la mort ou une vie de fugitifs. «El harga» est donc une forme de suicide en puissance. Il faudrait donc chercher le remède pour éviter la récidive. Nous parlons de la jeunesse tout en sachant que dans ces projets suicidaires se trouvent embarqués femmes enceintes, enfants, hommes adultes et même très âgés, qui décident de partir quel que soit le moyen. Selon la Cimade (L'Expression du 26/01/2012) «En 2008, 3072 Algériens sans-papiers ont été expulsés de France, alors que 1552 ont fait l'objet d'une reconduite à la frontière au cours du premier semestre 2009». Dans le centre-ville de la capitale, des familles algériennes entières dorment dans la rue, ou dans les cages d'escalier des immeubles avec un phénomène récent, des femmes SDF. Il n'y a pas si longtemps pourtant, les Algériens revenant d'un voyage en Egypte étaient effarés de voir des familles égyptiennes dormir à l'intérieur même des cimetières. En Algérie, les bidonvilles sont démolis, mais repoussent comme des champignons, car la gestion du problème du logement est une catastrophe nationale, et ceci malgré l'attribution de logements à coup de propagande télévisuelle. Ces logements, constitués en ensembles (cités), qui prédisposent à d'autres problèmes que l'avenir dira, alors que des zones pavillonnaires auraient été plus salutaires pour les familles nombreuses algériennes, et ce n'est pas l'espace qui manque dans un pays où la superficie fait quatre fois celle de la France. Ce problème de logement a engendré la délinquance, les divorces, le célibat forcé, le phénomène de la «harga» (fuir en grillant les frontières)... Et surtout les maladies dues au mourron. Le malheur du peuple algérien est immense et celui de sa jeunesse bien plus, alors que, ironie du sort, c'est l'un des pays les plus riches au monde par sa rente pétrolière. Mais, bien sûr, il ne faut pas renier les réussites dans divers domaines, mais quand elles sont si minimes et si tardives, nous n'allons certainement pas applaudir. Car, en 50 ans d'indépendance, le bilan est négatif, en fonction du gâchis qui a laissé le pays à la traîne. La cause : la mauvaise gouvernance. Nous n'allons pas applaudir lorsque nous savons qu'il a fallu seulement 15 ans à Kemal Atatürk pour faire de la Turquie un pays moderne. Par ailleurs, il ne faut pas croire que les Occidentaux filent le parfait bonheur, car la crise économique a appauvri les ménages, jeté des familles dans la rue, accentué le chômage, et beaucoup de gens sont désespérés. Les suicides sur les lieux mêmes du travail qui s'intensifient veulent beaucoup dire. Mais, bien sûr, il ne faut pas comparer l'incomparable, ces peuples vivent au moins en démocratie. Et certains d'entre eux ont une politique sociale qui suscite admiration et envie, à l'exemple de la France avec l'aide au logement, le RSA (Revenu de solidarité active), le RMI, diverses allocations, dont celle de la rentrée scolaire, une véritable bouée de sauvetage pour les parents, l'aide aux parents isolés, aux handicapés, aux personnes âgées, etc. Ces grandes démocraties, face aux problèmes engendrés par la crise économique, débattent, les partis politiques font des propositions ... Mais la démocratie à elle seule suffit-elle à résoudre l'injustice sociale ? En d'autres termes, la démocratie est-elle synonyme de justice sociale ? Voilà la question, la seule, la vraie. Cette injustice sociale qui pousse aujourd'hui aux actes extrêmes : le suicide spectaculaire tel que l'immolation par le feu au Maghreb, et plus particulièrement en Algérie. Une élection démocratique est une chose, résoudre les problèmes sociaux en est une autre. Mais la démocratie permet au moins une chose, celle de mettre fin aux régimes dictatoriaux, où le peuple est brimé, la parole muselée. L'instauration de la démocratie engendrée par les «révolutions arabes» va drainer avec elle un espoir immense, mais sans véritable politique sociale, ces démocraties iront à l'échec, les immolations se poursuivront de plus belle et les «harraga» redoubleront de subterfuges pour quitter leurs pays respectifs. A ce sujet de l'injustice sociale, deux hommes et non des moindres, un Algérien et un Français, s'invitèrent de manière inattendue dans le débat, délivrant un message à travers le média livre, comme s'ils s'étaient donné le mot. Ce qui est impossible, puisque l'un, Ferhat Abbas, a quitté ce monde il y a 26 ans, et l'autre, Stephane Hessel, encore vigoureux malgré son grand âge, est encore de ce monde, productif et sur tous les fronts. Ces deux hommes ont publié deux ouvrages : Ferhat Abbas, Demain se lèvera le jour à titre posthume et Stephane Hessel, Indignez-vous ! Ces deux ouvrages ont eu tous les deux un succès considérable, comme quoi les peuples du monde ont tous besoin de la sagesse des aînés. Stephane Hessel, s'adressant à ces peuples pour leur demander de s'indigner contre toute oppression, et Ferhat Abbas s'adressant à son peuple, lui conseille de garder espoir car rien n'est perdu, tout est encore possible. Et si on devait résumer la pensée des deux hommes, on dirait : «Indignez-vous, parce que rien n'est perdu, tout est encore possible». Ces deux ouvrages, assurément complémentaires, sont écrits par deux hommes qui ont vécu la guerre d'Algérie de très près, car l'un est Français et l'autre Algérien. L'un, Ferhat Abbas, en tant que militant nationaliste, combattant de la liberté, afin de libérer son peuple de l'oppression coloniale, et l'autre, Stephane Hessel, en tant que Français, c'est-à-dire de l'autre côté de la barrière, a dénoncé le colonialisme comme un crime contre l'humanité. Ces deux hommes sont liés par un humanisme sans équivoque, puisque Ferhat Abbas n'a jamais voulu confondre le petit peuple pied-noir avec le gros colonat, raciste et égoïste qui ne voulait partager aucune miette de ses privilèges, et le second, Stephane Hessel, a été l'un des signataires de la Déclaration des droits de l'homme de 1948, s'est toujours senti très proche de ceux qui souffrent et qui subissent, dénonçant aujourd'hui encore, et 50 ans après l'indépendance de l'Algérie, les crimes subis par le peuple algérien durant 130 ans de colonialisme. Avec Demain se lèvera le jour, Ferhat Abbas, indigné par l'indépendance confisquée est revenu d'outre-tombe, pour dénoncer le mal fait à son peuple, subissant l'injustice sociale et victime de la politique dévastatrice de ses gouvernants. Mais aussi et surtout pour proposer à ces mêmes gouvernants un programme politique pour une Algérie de l'avenir. Mais encore faudrait-il que cette voix de la sagesse soit entendue par ceux qui auront dans un proche avenir à gouverner l'Algérie. Tous ceux, hommes politiques algériens, qui se hâtent actuellement au portillon pour demander l'agrément de leur parti en prévision des législatives, et ensuite des présidentielles, ont-ils dans leur programme politique le dossier lourd de la question sociale et de la jeunesse ? Car, c'est surtout sur ce registre-là que les Algériens les attendent. Que proposent-ils pour résoudre la pauvreté et l'exclusion, afin de permettre enfin aux Algériens d'être enfin des citoyens heureux ? Instaurer la démocratie, oui, mais une démocratie avec une vraie politique sociale, accentuant son intérêt sur la jeunesse, parce que cette dernière constitue plus de 70% de la population algérienne. Le parti politique algérien qui arrivera au pouvoir et qui ne tiendra pas compte de ce facteur important, et même primordial qu'est la politique sociale est irrémédiablement voué à l'échec, car il trouvera devant lui l'immolation par le feu, les «harraga», les émeutes, les grèves, le saccage, les bidonvilles, le laisser- aller et la haine. Selon l'OCDE : «Une politique sociale efficace aide les individus à vivre pleinement et à s'épanouir et ce faisant permet aux économies de mieux s'adapter aux nouvelles possibilités de çroissance. En revanche, une mauvaise politique sociale est synonyme d'engrenage dans la pauvreté et l'exclusion sociale.»