L'image est aussi forte que symbolique. Au cœur même de Tripoli, sur l'immense scène de Qaât el Chaâb, cette salle du peuple, qui était le siège du Parlement croupion d'El Gueddafi et l'un des centres névralgiques de son pouvoir, Oulahlou, le trublion de la chanson kabyle, chante son mégatube Pouvoir assassin. Le public, majoritairement familial et féminin, reprend en chœur en agitant une grande quantité de drapeaux amazighs. Chose encore plus étonnante, le public connaît par cœur les paroles des chansons. Salem, 45 ans, est venu avec sa femme et ses enfants Azrou et Malak. «C'est la première fois de ma vie que je mets les pieds dans cet endroit», dit-il avec émotion. Son idole, Oulahlou, chantant Ulac smah ulac, dans le Parlement même d'El Gueddafi ? Salem se pince pour savoir s'il ne rêve pas. Comme quoi, en Libye, une révolution peut en cacher une autre. Les jeunes de Zouara, cette grande ville berbère située sur la côte, sont unanimes : du temps d'El Gueddafi, si les policiers ou les douaniers découvraient un seul CD d'Oulahlou dans les bagages de ceux qui revenaient d'Algérie, une très lourde peine de prison tombait sur le contrevenant de cette loi non écrite. Le chanteur conjuguait la double tare d'être un rebelle amazigh et d'avoir copieusement insulté le guide libyen dans l'une de ses chansons. N'empêche, l'un de nos interlocuteurs affirme avoir fait passer 12 000 CD du chanteur d'un seul coup. C'est donc un véritable choc culturel qu'Oulahlou a subi en Libye. Invité par le Congrès amazigh libyen, à l'occasion de la célébration du nouvel an berbère, il était loin de s'imaginer avoir atteint une telle popularité dans un pays gouverné d'une main de fer par un dictateur à moitié fou et viscéralement opposé à l'épanouissement de l'identité amazighe. Il a même eu la surprise de constater que ses disques étaient produits sur place et ses chansons adaptées par des groupes locaux. Il faut dire à sa décharge que lorsqu'il a été sollicité par le Congrès amazigh libyen pour venir en Libye, le chanteur a catégoriquement refusé le cachet qu'on lui proposait et s'est déplacé en Libye sur fonds propres et par conviction personnelle. Autre moment fort : stade de Zouara, lundi 12 janvier 2012. Ils sont près de 2000 personnes à avoir pris place dans les tribunes. Le drapeau amazigh flotte partout. Le chanteur est nerveux avant de monter sur scène. C'est son premier gala en Libye. Il est surtout très fatigué par deux jours de voyage par route et le manque de sommeil. Quand il monte enfin sur scène, le public est debout et en délire. Oulahlou attaque sur les chapeaux des roues avec Pouvoir assassin. Le public reprendra en chœur toutes les chansons qu'il interprétera. Assailli par les fans qui veulent se prendre en photo en sa compagnie à la fin de son tour de chant, il est évacué en pick-up du stade. Deux jours plus tard, à Yefren, il faut improviser pour répondre à la demande des fans de la région. Quand on arrive à la salle de spectacle de la ville autour de laquelle des hommes en armes font la garde, le chanteur lâche : «Il y a plus de kalachnikovs que de guitares !». Là aussi, le public reprend en chœur toutes les chansons. Dans le public, au premier rang, un homme aveugle écoute attentivement, un timide sourire aux lèvres. Il porte un burnous blanc et il a 62 ans. Ce militant amazigh a été arrêté par les hommes d'El Gueddafi à Benghazi en 1980. Sa maison sera détruite, et il passera huit longues années en prison. Son fils Saïd est mort en martyr de la révolution à Yefren le 21 août passé. Pour la première fois en Libye, Oulahlou chante Zenga Zenga, la chanson en arabe et en tamazigh qu'il a composée il y a quelques mois en hommage à la révolution libyenne. Un frisson d'émotion parcourt la salle. Deux hommes en tenue de combat et en armes au premier rang ont les yeux brillants de larmes. «Allah Akbar», lancent-ils, le poing dressé. Oulahlou a sans doute gagné plus que des fans en Libye.