La lutte contre le trafic de drogue est un échec planétaire. Malgré d'énormes moyens, malgré l'énorme machine de guerre mise en place par les Américains, malgré des saisies de drogue de plus en plus importantes, malgré le démantèlement de tel ou tel cartel, la bataille contre les barons de la coca, de l'opium, du cannabis et des drogues de synthèse est en passe d'être perdue. Le nombre de toxicomanes ne diminue pas de manière significative et les narco-dollars continuent d'affluer dans les caisses des trafiquants. A la lumière du bilan 2005 rendu public par la Gendarmerie nationale (1537 affaires traitées en 2005 contre 1328 en 2004) soit une augmentation de 199,8%, le constat de notre pays est aussi inquiétant. Dans certaines de nos villes, la situation est préoccupante d'un autre point de vue : il se crée depuis quelques années de véritables économies parallèles basées sur le commerce de la drogue qui permettent à de petits clans prémafieux de vivre en quasi-autarcie. Tout a été tenté contre la drogue. Tout a échoué. Les cartels détruits sont remplacés par d'autres, les paysans des régions productrices n'ont d'autre choix, pour survivre, que de continuer à produire, et les drogués des pays les plus riches, toujours plus dépendants, poursuivent leur quête vers le néant. La stratégie d'ensemble de la guerre engagée contre le trafic des stupéfiants doit être redéfinie. Jusqu'à présent, les Etats concernées ont privilégié la lutte contre les réseaux de production et de distribution. Le nombre de pays concernés par la production et le trafic n'a cessé d'augmenter depuis 1990 en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Les revenus de la drogue sont si élevés que les politiques actuelles sont inefficaces pour dissuader les paysans de cultures illicites mais rentables et pour lutter contre les réseaux. Plus que jamais, le marché de la drogue est révélateur des nouveaux désordres du monde de l'après-guerre froide et relève d'une politique mondiale qui s'impose à tous les Etats. L'expérience a montré qu'il était relativement inefficace de continuer à se battre ainsi si les organisations responsables du trafic elles-mêmes n'étaient pas directement attaquées. Mais l'attaque frontale contre les mafias se transforme vite, comme en Colombie, en une guérilla que peu d'Etats peuvent assumer, même avec l'aide de la communauté internationale. Pourtant, une mafia n'est rien, si elle ne peut pas recycler ses profits illicites. Sans puissance financière, les organisations mafieuses restent des gangs dangereux, certes, mais pas invincibles. L'idée de combattre les organisations criminelles en cassant les circuits financiers qu'elles utilisent pour le blanchiment de leurs bénéfices a ainsi fait, peu à peu, son chemin. Le constat fait pour la drogue vaut aussi pour au moins deux autres formes de criminalité : le banditisme structuré et organisé et la grande délinquance économique. Là aussi, les stratégies classiques, si tant est que l'on puisse parler de stratégie pour ce qui est des délinquants économiques, ne peuvent suffire pour parvenir à des résultats significatifs. Là aussi, la lutte contre le blanchiment semble nouvelle et intéressante. En remontant les circuits financiers, ce sont les chefs de ces réseaux que l'on touche, car ce sont eux qui, directement, profitent de l'argent recyclé. Enfin, si une stratégie était décidée, ce ne serait pas sans abandonner ces vieilles habitudes nées de la guerre des polices qui conduisent à toujours préférer un coup de filet somme toute limité à une enquête plus approfondie sur la totalité du réseau. L'objectif poursuivi par une nouvelle stratégie de lutte contre les réseaux criminels doit être le démantèlement des organisations opérant à un titre ou à un autre, sur notre territoire, qu'il s'agisse de trafiquants de drogue ou de délinquants financiers de haut vol. L'objectif est donc clair : démantèlement des réseaux criminels eux-mêmes et non pas seulement cessation de telle ou telle de leurs activités. La stratégie à employer l'est tout autant : mettre en place des équipes pluridisciplinaires chargées uniquement de remonter et de détruire les circuits financiers de ces organisations. Il peut être d'ores et déjà observé trois grandes catégories de réseaux criminels susceptibles d'être combattus à partir d'une approche économique et financière : les mafias ; les réseaux nationaux de délinquance astucieuse (corruption, trafic d'influence, escroquerie à grande échelle, grand abus de bien sociaux, délit d'initié...) ; banditisme et bandes prémafieuses (groupes fixés dans certaines banlieues vivant du trafic de drogue...), Ces réseaux se caractérisent par l'utilisation d'outils identiques (intermédiaires financiers douteux, sociétés écarts, complicité dans les établissements financiers ou les administrations, etc.) Les organisations criminelles couvrent aujourd'hui à peu près toute la planète : Yakuzas et Triades en Extrême-Orient, seigneurs de la guerre contrôlant les productions du Triangle et du Croissant d'or, Loups gris turcs, mafias italiennes, nouvelles mafias des ex-pays de l'Est, cartels sud-américains, sociétés mafieuses des Etats-Unis ou groupes criminels africains à l'influence grandissante. Les profits générés par l'activité de ces mafias sont immenses. Ils proviennent du trafic d'armes, du trafic de stupéfiants, du trafic des espèces protégées et des formes plus classiques de criminalité (proxénétisme, racket, détournement de subventions publiques, corruption, enlèvements, etc). Ces sommes colossales estimées à des dizaines de centaines de milliards (en France) sont chaque année injectées dans l'économie mondiale et au premier chef dans les économies des pays les plus industrialisés. Les mafias ne fonctionnent pas comme les groupes criminels classiques mais comme de véritables entreprises. Leur objectif : l'argent, leur stratégie : le minimum de risques et le maximum de profit, leurs moyens : tout ce que le crime peut leur offrir (intimidation, assassinat, pots-de-vin... ) Ces entreprises criminelles ont, cependant, un talon d'Achille, leur organisation n'est généralement pas intégrée au point d'assurer elle-même le recyclage de leurs bénéfices, et elles confient généralement le blanchiment de leur argent à un grand nombre d'intermédiaires qui n'appartiennent pas à l'organisation mais au monde économique et financier. Tout ou partie des circuits financiers mis en place pour blanchir l'argent des mafias (les « lessiveuses » en jargon) sont simultanément utilisés pour recycler l'argent du trafic d'armes ou de la grande corruption. Détruire ces circuits permet de mettre au jour d'autres réseaux de délinquants dont les commanditaires (ceux qui possèdent les sommes à blanchir) se retrouvent dans une zone grise où ils cohabitent. L'argent de la corruption, du trafic d'armes emprunte le même circuit que celui de la drogue. Afin de réprimer efficacement le blanchiment de l'argent sale, la corruption et l'ensemble de la criminalité financière, les réformes suivantes doivent être entreprises : formation de magistrats spécialisés regroupés dans des juridictions particulières à créer ; mise en place d'un département interministériel spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière ; création d'équipes pluridisciplinaires fonctionnant selon la règle : un seul objectif, un budget ; création d'un fonds des saisies criminelles alimenté par les condamnés et servant à financer les organismes de répression et de prévention (en matière de toxicomanie, notamment) ; création d'un observatoire parlementaire sur le crime organisé ; adaptation de la législation sur le blanchiment, l'association de malfaiteurs...