Dans le cas de l'Algérie occupée, le cinéma, un fait essentiellement colonial, n'aurait pas pu exister en tant qu'art pur, en marge de l'histoire. La France coloniale voulait fabriquer une nouvelle histoire de l'Algérie à travers des images nées avec l'occupation. «C'est un cinéma de bazar. En effet, il nie, dénature, travestit, scotomise l'Algérien. Il va, au gré de l'inspiration, proposer, faire rêver au travers de thèmes qui nourrissent l'imaginaire des foules métropolitaines», estime, à juste titre, Abderrezak Hellal, cinéaste et écrivain, dans son Histoire du cinéma : Le refus d'une mise en image. «L'Arabe» figure donc dans ce cinéma «de bazar», à travers des silhouettes furtives, des quidams serviles, des êtres inconsistants, intégralement dépersonnalisés, pour «enrichir» le décor ; le végétal et le minéral, — palmiers et dunes — sont bien plus importants que n'importe quel Arabe (le mot ici désigne indifféremment toute la population algérienne). Quelques titres de films édulcorés, à partir du cinéma muet, dont l'auteur a soigneusement fait le décompte selon différents thèmes, sont à ce propos très éloquents ; ils en disent long sur la volonté aberrante d'avilir «l'indigène», à défaut de l'ignorer : le musulman rigolo, Ali Bouf à l'huile, Pépé le Moko, Tartarin de Tarascon (dont le géniteur, Alphonse Daudet, est un «humaniste»), où l'Arabe est perçu comme un rebut, un être irresponsable, qu'on ne peut, loin s'en faut, prendre au sérieux, et où la femme est une odalisque sans honneur et sans vertu. Le travail, par ailleurs remarquable, tant par sa rigueur que par son constant souci d'objectivité, de Abderrezak Hellal, démontre que le cinéma français — durant cette période — et quasiment toute la littérature de l'époque ont fait l'impasse sur l'existence propre de l'Algérien. L'indigène sale, naïf et paresseux ! A force de dissimulation, de racisme et de haine, ce cinéma en devint insipide et pathétiquement inintelligent. L'auteur cite à juste titre le propos d'un militaire, le colonel Marchand en l'occurrence : «Il n'est qu'une façon avantageuse de désarmer le primitif : le faire rire ; le cinématographocomique (pardon !) est évidemment l'arme de conquête de l'Afrique et de bien d'autres lieux». Ce cinéma était donc là pour perpétuer d'un côté le mythe du colon travailleur, du militaire intrépide, du politique humaniste, et de l'autre, celui de l'indigène sale, naïf et paresseux. Ignorance, aveuglement, bêtise ? Le cas de la colonisation de l'Algérie est atypique, unique, dans ce sens où la France officielle, à nos jours, n'a pas réussi à conjurer «cette plaie narcissique», selon l'heureuse formule de Benjamin Stora, contrairement aux Américains qui ont réussi à opérer leur thérapie du Vietnam. Tellement «narcissique», qu'elle (la France) concevait à peine que «l'indigène» put accomplir une révolution ; tout au plus, celui-ci, mû par l'appel du ventre, s'accordât ici et là quelques soulèvements spontanés et désordonnés, vite maîtrisés. «Le 8 Mai 1945, date tragique dans l'histoire coloniale ! Aucune bande n'est consacrée aux morts de Kherrata, Sétif ou Guelma, Héliopolis. Aucun documentaire ou fiction n'est montré au public. L'unique film tourné est saisi, brûlé ; ceux de l'armée française restent sous le boisseau…» Les premières images cinématographiques algériennes apparurent dans les maquis, grâce à des initiatives personnelles de Français anticolonialistes. Les textes littéraires ou journalistiques en faveur de l'indépendance du pays sont pareillement rares ; la tendance était plutôt à l'apologie du colonialisme positif. Sans vouloir faire l'historien, l'auteur a réussi ce tour de force de condenser les faits les plus saillants de la tragédie algérienne, de 1830 à 1962, à travers les images et la presse de l'époque, soigneusement fouillées. Histoire du cinéma : le refus d'une mise en images, de Abderrezak Hellal, préface d'Ahmed Bedjaoui, Editions Rafar, 2011, 252 pages.