Je ne peux pas prétendre que j'ai hésité un seul instant avant d'embarquer pour Bamako à la veille du fameux BMS qui annonçait l'approche à toute vitesse d'une vague de froid sibérien sur le pays. Alger allait se réveiller toute blanche. Je devais être accompagnée par une bonne amie qui a fait la connaissance de Bamako lors de la deuxième Rentrée Littéraire du Mali, en 2010. Elle a dû renoncer au voyage, contrainte par un tas d'imprévus. La mort dans l'âme, elle a assisté au bouclage de mes bagages et a même subi mes hésitations sur le contenu de ma valise. Depuis ma participation à la première édition de la Rentrée Littéraire du Mali, en janvier 2008, qu'il pleuve, vente, ou neige, et quitte à manquer l'inégalable chakhchoukha de ma maman pour le Mouloud, je ne peux être nulle par ailleurs qu'à Bamako. La rentrée littéraire du Mali, petite piqûre de rappel, semble être la bonne démarche pour un ancrage continental.Je profite pleinement de la vieille devise de cette ville mythique, rapportée par Adama Traoré, dramaturge, fondateur de la compagnie Acte Sept et du Festival Théâtre des réalités : «Celui qui arrive à Bamako est Niaré, celui qui s'installe à Bamako est Niaré». Niaré est le nom d'une des familles fondatrices de la ville. Au moment où se déroule cette superbe rencontre continentale, je suis Niaré. «Et de trois !» titre l'édito du catalogue de la Rentrée. Et de trois ! Trois fois Niaré. Que le slogan de la manifestation, «L'Afrique se raconte à elle-même et au monde», prenne vie ! Organisée par le Fonds des Prix littéraires, la Rentrée s'affirme et se confirme en tant qu'élément actif renouant avec ce souffle intellectuel ancien qui veut restituer au Mali un peu de sa place d'antan au plan artistique et culturel. Il faut rappeler qu'il s'agit d'une biennale, car ses organisateurs tiennent à présenter des nouveautés et que le rythme de l'édition en Afrique étant ce qu'il est, cette périodicité est plus adaptée. Sans doute aussi, les moyens financiers et matériels ne sont pas suffisants pour parvenir encore à une édition annuelle. C'est à l'écrivain Tierno Monénembo que revient l'honneur d'assurer la cession inaugurale tenue à la FLASH, nom original de la Faculté des Langues Arts et Sciences Humaines. Dans sa conférence, «Ecrire en Afrique, écrire l'Afrique», face à un public composé en majeure partie d'élèves, d'étudiants et de professeurs des lycées et universités, le talentueux écrivain guinéen a su donner sens à l'objectif et surtout à l'esprit de la rencontre. «L'Afrique a de nombreux comptes à régler avec l'histoire. Ensuite, l'Afrique est jeune et elle a aussi des possibilités humaines et matérielles qu'aucun autre continent ne possède. L'Afrique, c'est 55% des réserves mondiales en matières premières. Le monde est en mutation. C'est vrai que le contexte international est particulièrement difficile pour nous, car le monde entier fonctionne sur notre dos. Mais ça va changer, nous sommes dans un virage déterminant pour l'avenir de l'humanité. Le monde forgé par les Européens depuis le XVIIIe siècle est en train de mourir. Un autre monde se met en place et ce créneau est largement ouvert pour l'Afrique de demain», a-t-il déclaré à un journaliste pour lui expliquer qu'il ne s'adonnait pas à un optimisme béat, mais que sa conviction est établie que, structurellement, l'Afrique est faite pour gagner. Depuis sa naissance en 2008, la Rentrée littéraire du Mali tient un pari osé et la voie est ardue pour parvenir à le gagner. Néanmoins, l'espoir du succès est désormais là, conforté lors des deux précédentes éditions : l'engouement du public, la mobilisation des écrivains et des artistes, la participation sans cesse croissante et la notoriété internationale que commence à gagner la manifestation, s'attirant en Afrique et dans le monde un courant de sympathie et de respect. Les organisateurs de cet événement se situent dans le sillage d'anciens et nombreux prédécesseurs, parfois des gouvernants doublés de mécènes, dont les actions ont contribué, au fil des siècles, et pierre par pierre, à édifier l'image justifiée d'un important carrefour culturel et intellectuel du Mali. C'est sous le règne de Kankou Moussa (1312-1337) que ce courant stimulateur s'est manifesté à son plus haut niveau, porté en premier lieu par l'empereur lui-même. Au retour du fameux pèlerinage qu'il effectua à la Mecque, il ramena dans sa caravane plusieurs hommes de science, architectes, astronomes, juristes, mathématiciens, poètes, théologiens, etc. Son ambition éclairée était de mettre leurs savoirs et leurs talents au service de la promotion culturelle et économique de l'empire. Une vision d'une lucidité et d'une générosité admirables dont le Mali peut être fier. Durant cette époque antérieure à Gutenberg et à l'imprimerie, Tombouctou en particulier, outre ses multiples médersas, était devenue un centre mondial des métiers de l'écriture et du livre. Citée par de nombreux voyageurs et chroniqueurs, comme Ibn Battouta et Léon l'Africain, elle disposait de dizaines de bibliothèques et d'une université de renommée internationale qui aurait compté 25 000 étudiants ! Partout au Mali et, particulièrement durant la Rentrée littéraire, l'esprit de cette ville mythique est présent, source de nostalgie et de regret, mais aussi de détermination à agir et à lutter contre l'ignorance et la pauvreté culturelle. Ce qui explique que la Rentrée ne se contente pas d'être une manifestation «et de trois» qui se regarde le nombril. Elle cherche surtout à être un tremplin pour des initiatives et des actions durables. Ainsi, ce qui est peut-être unique au monde, et en dépit des moyens limités, la Rentrée a tenu, dès sa première édition, à instaurer un système de bons d'achats de livres au profit des meilleurs élèves et étudiants. Ces livres sont directement offerts par leurs auteurs au cours des séances de dédicaces dans les librairies. Ainsi, lors des précédentes éditions, plus de 500 livres ont pu être distribués gratuitement. On dira que c'est peu, mais l'impact d'une telle action est énorme. J'ai pu voir l'immense émotion de jeunes Maliennes et Maliens, se voir remettre un livre dédicacé par son écrivain et bénéficier en plus d'une petite discussion avec lui, souvent aussi d'une photo avec lui. Ce sont des carrières littéraires ou éditoriales qui se dessinent dans leurs yeux, en tout cas, déjà, l'amour et le respect du livre et du savoir. Ce programme en direction des jeunes ne se limite pas à cette belle action. La Rentrée littéraire du Mali se fait dans une synergie magnifique avec l'éducation nationale, chose dont nous ne rêvons plus à Alger. La présence des auteurs dans les écoles est devenue une véritable institution. Cette année encore, une vingtaine d'établissements, écoles et lycées, sur les deux rives du fleuve Niger, ont reçu la visite d'écrivains dont les élèves, appuyés par leurs professeurs, ont au préalable lu et étudié les ouvrages. Des débats passionnants ont lieu à cette occasion et, même les écrivains, en reviennent émerveillés. Pour une route du livre Autre aspect de cette option résolue en direction des nouvelles générations : les ateliers d'illustration pour enfants qui se sont tenus pendant toute la durée de la Rentrée littéraire. Destinés aux auditeurs (préscolaires et scolaires) des sept centres de lecture et d'animation culturelle (CLAEC) des six communes de Bamako, ils sont animés par des illustrateurs confirmés et consistent à faire participer le public enfant à l'événement à travers des activités ludiques et créatives. Toutes ces mesures et activités sont d'une importance stratégique. On a compris ici que la bataille du livre commence juste après le berceau. Mais il en reste, bien sûr, pour les adultes. Des ateliers professionnels sont programmés en direction des éditeurs, des libraires et de toute la communauté, locale ou invitée, du livre. Celui de Frédéric Barbe a particulièrement été suivi. Ce géographe français, passionné par la littérature de voyage et auteur de fictions radiophoniques est venu livrer les résultats de l'enquête qu'il a menée, au premier trimestre 2011, sur la filière du livre et la littéracie au Mali et principalement à Bamako. Issu de l'anglais literacy, francisé au Québec en 2002, le terme de littéracie désigne, au sens large, les acteurs, les usages et les politiques de lecture-écriture à travers le monde. A partir d'une cinquantaine d'entretiens formels, d'observations directes et de nombreux échanges informels, il proposera à la discussion une interprétation du secteur lecture-écriture malien par un observateur étranger et des pistes de valorisation dans différents domaines du secteur, dans ce subtil rapport universel/local que constitue chaque culture nationale. Une rencontre qui a suscité de riches discussions et surtout des perspectives. Comme à son habitude, la Rentrée littéraire du Mali se met au cœur des enjeux de société et des questionnements d'actualité. Elle ouvre, tout naturellement, en session inaugurale, son vestibule des débats à l'élection présidentielle d'avril prochain, en invitant les candidats à exposer leurs visions culturelles et à prendre des engagements officiels en faveur de la culture et du livre. Autre thème qui interpelle douloureusement le Mali et inquiète ici les esprits : la sécurité. Ce sujet a donc eu la place qu'il mérite au cœur de la Rentrée. Il était aussi impossible d'occulter des faits aussi importants que le printemps arabe et la crise économique mondiale. Ainsi, parmi d'autres participants, Aminata Traoré, écrivaine, chercheur en sciences sociales et ancienne ministre de la Culture du Mali (1997-2000), a présenté une conférence sur la crise économique mondiale vue d'Afrique. Nouveauté de cette édition : pour la première fois, la Rentrée a reçu en dépôt-vente les ouvrages des auteurs invités qui participent à l'animation de la manifestation à travers les séances de dédicaces, des échanges entre écrivains et des rencontres avec les publics, etc. Cette disposition a permis de mettre en vente les ouvrages de plus de quatre-vingts auteurs. Dans ce pays chaleureux, où le sens de la fête est tellement présent, les animations en soirée n'étaient pas en reste, s'éparpillant dans les lieux partenaires de la Rentrée. Ce programme nocturne proposait des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et de la lecture, pour mettre en voix et faire partager les textes. Un jeune slameur camerounais, Kalyr, qui vit à Bamako depuis deux ans, se lance dans sa performance, jouant avec adresse avec les mots. Soudain, il s'arrête, confus. Après deux minutes d'éternité, il bafouille qu'il a oublié son texte. L'écrivain Tierno Monénembo monte sur scène et s'adresse au public : «Notre jeune ami est un vrai poète, seuls les démagogues n'oublient jamais leurs textes». Applaudissements nourris, à l'image de l'ambiance générale. Plusieurs prix sont décernés aux jeunes et moins jeunes pour les encourager à s'engager davantage dans tous les créneaux de la production littéraire et notamment sur le chemin des cultures locales, immergées désormais dans la vague mondialiste. Le petit monde malien de l'écriture est récompensé par des prix spéciaux, dont le nombre augmente d'une édition à l'autre : prix du manuscrit accompagné d'une multitude d'autres prix dont celui du livre en langue songhoy, introduit cette année. La Rentrée littéraire du Mali affiche aussi son ouverture à la proche Afrique, à ses diasporas américaine et européenne, ainsi qu'au reste du monde avec le prix Yambo Ouloguem, attribué à des écrivains dont les ouvrages sont édités en Afrique. Cette année, il est revenu à Eugène Ebodé pour son roman Madame l'Afrique que nous avons édité à Apic. Bien sûr, je ressens un plaisir immense à cette annonce, mais ce que je retiens surtout, c'est l'appréciation des participants sur le fait qu'un éditeur algérien ait pris cette initiative. J'espère qu'à la quatrième édition de cette belle rencontre, nous serons plus nombreux. Avant, les routes du sel et de l'or traversaient le Sahara. Pourquoi pas une route du livre aujourd'hui ?