Il n'était pas évident de publier des ouvrages alors jugés hautement subversifs. A l'occasion des célébrations du cinquantenaire de l'Indépendance de l'Algérie, l'édition s'implique à sa manière dans cet important événement. Des documents publiés pendant la guerre de libération reviennent sur les étals pour consolider une mémoire qui flanche sous les coups de boutoir de l'oubli. Ces textes qui ont valeur d'archives, sont à découvrir, car ils témoignent d'une époque de troubles, riche en luttes multiples. Selon l'historien Benjamin Stora, entre 1955 et 1962, dix-neuf maisons d'édition françaises ont publié plus de deux cent cinquante trois titres qui traitent de la guerre d'Algérie. Mais, sans oublier l'admirable travail de François Maspero, l'éditeur français qui a le plus fait pour la cause algérienne reste Jérôme Lindon, le patron des éditions de Minuit. Dans cette masse impressionnante de livres, la palme revient à cet homme exceptionnel avec plus de 10% de l'ensemble de la production. C'est cette histoire que se propose de raconter Anne Simonin dans un livre intitulé Le droit de désobéissance, les éditions de Minuit en guerre d'Algérie*. Ce petit livre historique bien documenté retrace tous les déboires qu'a connus l'éditeur de La Question (voir article de Lebdaï, Arts & Lettres, 18 fév. 2012) durant la révolution algérienne. La problématique de ce livre est posée dès l'introduction par Anne Simonin qui relève un paradoxe : «Et ce paradoxe est le suivant : comment un éditeur littéraire se trouva, entre 1957 et 1962, dans l'obligation de devenir un éditeur militant ? Au nom de l'honneur de la France, et ce en utilisant toutes les ressources de l'Etat de droit. Les Editions de Minuit vont s'efforcer de mobiliser l'opinion publique nationale et internationale autour de la dénonciation de la torture». Jérôme Lindon va être très sensible aux dépassements constatés lors de la guerre d'Algérie avec l'institutionnalisation de la torture. Dès 1957, l'écrivain Georges Arnaud et maître Jacques Vergès publient Pour Djamila Bouhired, un ouvrage qui reprend la plaidoirie du célèbre avocat, non prononcée lors du procès de la grande combattante nationaliste par interdiction de la cour. Pour donner plus d'impact au livre, l'éditeur a eu l'idée d'apposer une bande sur la couverture du livre sur laquelle on pouvait lire : «Que nous avons condamnée à mort». Le livre connaît un grand succès en librairie à l'époque de sa parution, avec plus de 9848 exemplaires vendus. Les manifestations de soutien dont bénéficie la militante algérienne vont pousser le président français Vincent Auriol à prononcer la grâce qui ramène sa peine à la prison à perpétuité. La mort de Maurice Audin sous les tortures exercées par les parachutistes de Massu, pousse, par ailleurs, l'historien Pierre Vidal-Naquet à mener une contre-enquête. Celle-ci paraît le 22 mai 1958 sous la forme d'un livre aussi explosif que le précédent : L'Affaire Audin. Pour prouver le crime commis sur la personne du mathématicien, l'historien somme les assassins présumés d'éclairer l'opinion publique : «Les lieutenants Irulin et Charbonnier, les capitaines Devis et Faulques ont-ils, oui ou non, torturé Maurice Audin ? (…) si les officiers formellement accusés d'être des tortionnaires, et soupçonnés d'avoir organisé – ou couvert – un assassinat, peuvent se disculper, qu'ils le fassent tout de suite, pour l'honneur de l'armée et du pays tout entier». Puis, cette pratique barbare va traverser la Méditerranée, pour atteindre la ville des Lumières. C'est ainsi que cinq étudiants algériens, Bachir Boumaza, Mustapha Francis, Benaïssa Souami, Abdelkader Belhadj et Moussa Kebaïli, découvrent l'horreur de la torture à Paris, dans les locaux de la DST (sûreté du territoire). Un livre, La Gangrène, réunira les plaintes qu'ils déposent contre leurs tortionnaires. Jérôme Lindon ajoute aussi à la couverture du livre une bande («En France») pour souligner que le pays des droits de l'homme n'est pas à l'abri de graves dérives morales. Il enfonce le clou quand il décide de publier ce livre le 18 juin 1959, anniversaire du fameux appel lancé par le général De Gaulle, vingt ans plus tôt, de Londres, pour organiser la résistance contre le nazisme. La Gangrène déclenche le courroux des politiques français. Le ministre de l'Intérieur ordonne une saisie de l'ouvrage. La presse étrangère s'empare de cette affaire de censure qui va accroître l'audience internationale de la cause algérienne. Malgré tous les démêlés avec la justice française et les condamnations qui pleuvent sur l'éditeur, menaçant de disparition sa maison d'édition, celui-ci tient bon en déclarant : «De toute façon, ce que nous risquions, c'était la saisie, au maximum la ruine. Mais ce n'était ni la déportation ni la mort». L'éditeur va connaître plus de neuf saisies et de nombreux autres éditeurs vont se solidariser avec lui pour l'aider à s'acquitter des amendes qu'il reçoit. La liste des ouvrages réédités par les éditions de Minuit, à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, comporte sept titres, à savoir : La Question de Henri Alleg, Itinéraire de Robert Bonnaud, Les Belles lettres de Charlotte Delbot, Le Désert à l'aube de Noël Favrelière. S'y ajoutent quatre ouvrages de Pierre Vidal-Naquet : L'Affaire Audin, La Gangrène, «Provocation à la désobéissance, Le Procès du déserteur. La guerre d'indépendance continue de susciter l'intérêt et les passions des deux côtés de la Méditerranée. En Algérie, les ouvrages historiques sont très prisés, et cet engouement des lecteurs confirme que la mémoire s'entretient d'abord et surtout par l'écrit.
Anne Simonin, «Le droit de désobéissance, Les éditions de Minuit en guerre d'Algérie», Paris, les éditions de Minuit, fév. 2012.