L'année 1996 fut particulièrement sanglante pour les journalistes algériens. Il est vrai qu'elle ne l'était pas autant que les précédentes, que l'on pouvait qualifier, à juste titre, de « sombres », avec 9 assassinats en 1993, 18 en 1994 et 25 en 1995. Dans ce contexte de terreur, le Comité américain de la protection des journalistes (CPJ), dans son bilan annuel publié en 1996, avait classé, encore une fois, l'Algérie comme le pays le plus dangereux pour la presse. Le CPJ avait également cité le Groupe islamique armé (GIA) comme le premier et le plus grand ennemi de la presse dans le monde. Pourtant, les quelques jours qui ont suivi la victoire de Liamine Zeroual à l'élection présidentielle du 16 novembre 1995 ont été marqués par une légère accalmie. Cependant, l'enthousiasme fut de courte durée et la désillusion reprit vite le dessus. Dès le mois de janvier suivant, les criminels du GIA et de l'AIS avaient démontré, par le sang, qu'ils n'avaient pas perdu leur force destructrice et qu'ils pouvaient encore faire très mal. Voitures piégées, assassinats individuels et collectifs, embuscades, attaques contre des convois militaires furent entre autres drames qui meublaient alors le quotidien des Algériens. La nouvelle année avait été « inaugurée » par un attentat contre Noureddine Guitoune, directeur du journal l'Indépendant, le 13 janvier. Guitoune s'en était sorti miraculeusement, tandis que le documentaliste Khaled Aboulkacem était, quant à lui, tué sur le coup. L'acharnement contre la profession avait atteint un pic inégalé avec l'attentat particulièrement meurtrier qui eut pour cible la Maison de la presse, un certain 11 février 1996. La corporation avait perdu, en quelques secondes, trois confrères : Allaoua Aït Mebarek, Mohamed Dorbane et Djamel Derraza, tous des journalistes du Soir d'Algérie. L'explosion avait également fait une vingtaine de morts parmi les citoyens. Le choix de l'objectif ne fut pas fortuit. A travers la Maison de la presse, qui fut baptisée au nom de Tahar Djaout, premier martyr de la corporation, la crapule intégriste voulait détruire un symbole. Elle voulait démolir la citadelle de la liberté et de l'expression libre. Cette attaque ne fut pas, cependant, un coup de tonnerre dans un ciel serein puisque, le même jour, le siège de l'APC de Bab El Oued avait fait l'objet d'une attaque à la voiture piégée. Officiellement, on a dénombré 43 blessés. Une journée auparavant, soit le 10 février, Bouhachek Abdellah, journaliste et rédacteur en chef de Révolution et travail, l'organe de l'UGTA, a été froidement assassiné au moment où il sortait de son domicile, situé à Ouled Yaïch, dans la wilaya de Blida. Quelques jours après, les « chasseurs de lumières » avaient assassiné Mohamed Mekati, journaliste au quotidien El Moudjahid. Puis ce fut le tour de Achour Belghazli, ancien journaliste à l'hebdomadaire régional Le Pays, et son assistante, Dalila Dridèche, qui ont été tués le 17 février. Leur assassinat avait coïncidé avec la levée du couvre-feu instauré depuis décembre 1992. Moins d'un mois plus tard, le 12 mars, « la famille martyre » avait perdu le doyen des photographes qu'était Djilali Arabdiou. Le feuilleton macabre ne s'était pas arrêté encore. Djamel Bouchibi, administrateur à El Moudjahid, Farida Bouziane, ancienne secrétaire à l'hebdomadaire Le Pays, Mohamed Guissab, animateur-producteur à la Radio nationale, ont tous été exécutés durant l'été 1996. Le prêche incendiaire « Qui a assassiné les journalistes... ? », s'est interrogé le journaliste Ahmed Ancer dans son essai Encre rouge (Editions El Watan). « Les exécutants sont généralement de jeunes gens de 20 ans à 30 ans. Ils ont été enrôlés dans des groupes armés qui se dénommaient AIS, GIA, MEI, qui se réclamaient presque du FIS et tous de l'Islam », a-t-il noté. Plus loin, il a relevé que « les véritables commanditaires sont des politiques ». Mais pourquoi spécialement les journalistes ? « Les branches armées du FIS (...) expliquèrent que les condamnations à mort et les exécutions qui les ont suivies concernent les personnes, organisées ou non, qui se sont clairement engagées contre eux », a écrit Ancer. L'appel à l'extermination des journalistes, on s'en souvient, avait été lancé en 1992 par un imam intégriste à partir de la localité de Baraki, alors fief des « barbutissimes ». « Ceux qui nous combattent par la plume doivent périr par l'épée », avait-il clamé. Ce prêche a été, tour à tour, répercuté par les dirigeants intégristes de l'ex-FIS. Interrogé par un journaliste de Libération, Anouar Haddam, alors chef de la délégation du parti dissous à l'étranger, a déclaré, sans retenue aucune : « Nous avons suggéré à nos frères moudjahidine de cibler ceux qui étaient derrière le coup d'Etat. C'est-à-dire toute une équipe de laïcs extrémistes qui refusent le choix du peuple algérien. Il s'avère que, parmi eux, il y a qui sont universitaires, journalistes, politiciens, militaires. »