Depuis que le septième art s'est mis à courir sur les chemins de la littérature, une question récurrente traverse le champ artistique : le film est-il toujours fidèle au roman qui l'a inspiré ? L'université Paul Valéry de Montpellier a accueilli durant deux jours, les 21 et 22 février, un grand colloque interdisciplinaire sur les problématiques posées par l'adaptation des œuvres littéraires au cinéma, à la photographie et au théâtre. La rencontre a réservé une place de choix à l'histoire de l'Algérie et à son cinéma. Un intérêt lié au contexte du Cinquantenaire de l'Indépendance mais motivé, sans doute aussi, par le fait que Montpellier et sa région s'intéressent particulièrement à la filmographie algérienne avec plusieurs manifestations qui lui sont consacrées. Les spécialistes qui travaillent sur l'adaptation cinématographique ont toujours mis en avant le caractère différent des deux disciplines, dans leurs supports et surtout dans leurs langages dissemblables. Le roman s'appuie évidemment sur les mots, tandis que le cinéma privilégie l'image. A partir de là, les avis divergent mais beaucoup de spécialistes voient dans l'adaptation une sorte de recréation ou trahison, voire les deux à la fois. C'est ainsi que l'une des grandes spécialistes de l'adaptation, Monique Carcaud Macaire, définissant le sujet de ce colloque, le présente en ces termes : «Adapter, c'est, en quelque sorte mettre un objet quelconque en conformité avec un nouveau milieu, un nouveau contexte, qui, dans le cadre précis qui nous intéresse, est à la fois formel, historique et culturel.» Ceci est apparu notamment dans l'exemple du cinéma algérien. On sait qu'historiquement, il plonge ses racines dans la guerre d'indépendance. Le Front de Libération Nationale, en lutte pour l'émancipation du pays, avait besoin de produire ses propres images, et il créa ainsi, à partir de 1957, un service cinéma pour montrer les réalités de la guerre et les souffrances du peuple algérien. Il fallait inscrire dans la mémoire filmique ces pages de l'histoire en mouvement. Mais ces images participaient du combat alors en cours. Elles étaient destinées avant tout à contrer les actualités françaises projetées dans les salles de cinéma en métropole et en Algérie ainsi que dans le monde. Dans cette guerre des images, le jeune cinéma algérien engrange de l'expérience, avec la formation de cinéastes et techniciens, dans les écoles des «démocraties populaires», comme la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et l'URSS, et l'engagement de cinéastes français anticolonialistes (Pierre Clément, René Vauthier, etc.). Le fonds documentaire s'enrichit et les films produits dans les maquis servent à faire connaître la révolution algérienne à l'étranger. La cause nationale peut ainsi s'appuyer sur le cinéma pour disposer d'une audience plus grande dans le concert des nations. L'indépendance acquise, les missions du cinéma algérien changent. Parmi ses nouveaux objectifs : la lutte contre l'oubli, l'écriture de l'histoire par l'image et le renforcement de la cohésion nationale. Le pouvoir révolutionnaire de l'époque veut remédier au constat accablant d'analphabétisme. Il faut rappeler – car on l'oublie souvent –, que plus de 95% des Algériens ne savaient ni lire ni écrire en 1962. Le recours à l'image permet de faire passer les messages. Le cinéma constitue un bon vecteur pour ancrer dans les mentalités une idéologie révolutionnaire et une histoire à se réapproprier. C'est dans cet esprit que l'ONCIC (Office national pour le commerce et l'industrie cinématographique) est créé en 1967. La littérature algérienne avait pris de l'avance sur le cinéma, puisque c'est dans les années cinquante qu'apparaissent les premiers auteurs. Ajouté à l'absence de scénaristes professionnels, les cinéastes puisent dans la littérature une matière à film non négligeable. Parmi les romans qui ont connu une adaptation et un succès cinématographique certain, l'œuvre de Mouloud Mammeri, L'Opium et le bâton, publié en 1965 chez Plon. Au regard des connaisseurs de l'œuvre littéraire de cet intellectuel écrivain, il est évident que le film n'a pas respecté la trame narrative et que le cinéaste, Ahmed Rachedi, n'a gardé que quelques éléments de cette grande fresque pour arriver à ses objectifs cinématographiques. Le personnage principal du roman, le Docteur Bachir Lazreg, s'efface rapidement de l'écran pour laisser place à son frère Ali, campé par Sid Ali Kouiret, qui devient un héros qui va combattre et mourir les armes à la main. Toutes les références au colonel Amirouche sont gommées, sans oublier la problématique linguistique évoquée par ailleurs. Ces remarques conduisent à penser que Mouloud Mammeri, mis au rancard par le pouvoir de l'époque, subit une autre mutilation à travers son œuvre littéraire transposée au cinéma. Ainsi, le lecteur de roman, en se muant en cinéphile, peut arriver facilement à la conclusion qu'«adapter c'est trahir», comme on le dit pour la traduction. Mais, bien sûr, la plupart des spectateurs de cinéma ne sont pas lecteurs et, a contrario, auprès d'eux, le film a servi et sert encore à la renommée de Mouloud Mammeri et de son œuvre. De son côté, Monique Carcaud Macaire de l'université Paul Valéry, a abordé l'adaptation du roman de Jules Roy Les Chevaux du soleil à la télévision. Cette grande fresque romanesque, diffusée en feuilleton et réalisée par François Villiers, retrace l'histoire de la colonisation de l'Algérie sur des générations, elle, aussi, a subi beaucoup d'altérations. Les douze épisodes étaient insuffisants pour traduire la richesse de l'œuvre. Surtout quand on voit tous les épigraphes qui saturent le texte de Jules Roy et comment le réalisateur a pu les contourner car intraduisibles dans l'écriture cinématographique. L'épigraphe, qui est une sorte de citation mise en exergue dans un texte, devient un résumé des péripéties du film que récapitule une voix off. Le réalisateur a joué aussi sur certains clichés qui restent vivaces dans la mémoire collective française, comme en témoigne l'épisode parlementaire et politico-médiatique de la prétendue «colonisation positive». Ainsi on a, dans cette œuvre, une représentation de l'Algérien en indigène, tandis que la figure du colon, son sacrifice et l'esprit de pionnier qui l'anime sont mis en avant. En déroulant l'histoire de l'occupation française, de l'aube de la colonisation à la fin de la «pacification», le film reproduit les images d'Epinal en essayant de reformuler l'œuvre et sa richesse dans un format adapté à la télévision. Monique Carcaud Macaire a relevé quelques formules chocs qui transparaissent à travers le film, comme le mot «croisade» avec ce lieu commun qui consiste à affirmer que la chrétienté a une grande mission sur la terre algérienne : celle de libérer les esclaves de la Course de la période ottomane. Le cliché de la dualité est aussi omniprésent concernant le clivage entre la société algérienne et les envahisseurs. Sur un autre registre, Sebastiana Lisboa a proposé de faire connaissance avec le travail du grand cinéaste cubain Tomas Guttiérrez Aléa. Ce théoricien du cinéma est né à la Havane en 1928, et y est mort en 1996. En 1951, il obtient un doctorat en Droit à l'université de la Havane et une bourse pour étudier le cinéma au Centro Sperimentale de la Cinematografia de Rome. De retour à Cuba en 1955, il rejoint la jeunesse révolutionnaire comme cinéaste amateur tournant des petits films politiques. Avec Julio Garcia Espinosa, il réalise El Magano, un documentaire moyen métrage en 16 mm sur la vie des charbonniers des mines de Zapata. Le film est confisqué par la police, mais restera dans les mémoires comme le premier exemple de film socialement engagé réalisé à Cuba. Après la révolution, Tomas G. Aléa devint un des responsables du renouveau du cinéma cubain et le réalisateur le plus célèbre de Cuba. Dans l'exposé de Sebastiana Lisboa, le public découvre le film Memórias del Subdesarollo (Mémoire d'un sous-développé) sorti à Cuba en 1968. Le film est basé sur l'œuvre éponyme de son compatriote, l'écrivain Edmundo Desnoes, publiée à Cuba en 1965. Partisan de la révolution cubaine, celui-ci a écrit un roman sur les exilés, internes et externes, produits par la révolution de 1959. Serge, le protagoniste, incarne le bourgeois, incapable de s'insérer dans la «reconstruction nationale». Il se conduit comme un simple spectateur «voyeur» des changements en cours. On peut signaler ici, sans comparaison, la coïncidence avec l'œuvre précitée de Mouloud Mammeri, publiée la même année, et qui met en scène un médecin embourgeoisé face à la guerre d'indépendance. Deux ans après sa publication, Memórias del Subdesarollo est traduit et publié aux USA. Les critiques étasuniens transforment la vision «pro-castriste» de l'œuvre en une critique sur le dévoiement pris par la révolution de Fidel Castro. C'est avec l'apport de ces deux interprétations du roman que le film d'Aléa sort à Cuba en 1968. Il semble, dans ce cas précis, qu'il y ait absence de conflit entre le roman de Desnoes et le film d'Alea. Une sorte de fidélité à l'œuvre littéraire se joue devant les yeux du spectateur. Une autre communication est venue enrichir les débats, elle concerne la transposition d'une bande dessinée en film. Les deux intervenants, Yannick Pourpour et Bastien Cheval, ont parlé du cas de Tintin. Le personnage d'Hergé a une identité visuelle qui doit transparaître partout. En se basant sur le film récent de Spielberg (2011), les deux communicants arrivent à la conclusion que c'est toujours le support qui commande les changements graphiques et visuels. Enfin, l'adaptation peut passer aussi par la photographie et, dans son intervention, Franck Le Blanc a abordé le concept de «translation». L'œuvre littéraire et ses multiples facettes peuvent se retrouver captées dans l'univers clos et fixe de l'image. La photographie synthétise l'œuvre et lui offre de nouvelles perspectives en arrivant à une transformation créatrice. Le colloque a montré que le sujet de l'adaptation reste un gigantesque vivier intellectuel et artistique, où le sens apporte toujours de nouveaux questionnements. Ce qui explique peut-être la récurrence du thème..