La haute mer est celle que les poètes portent en eux. Dans le champ éditorial national, la poésie est sans doute la dernière roue de la charrette. Ce n'est pas une chose nouvelle puisque dans les années soixante-dix déjà, des poètes tels Tibouchi, Laghouati, Djaout et d'autres avaient dû recourir à l'autoédition avec la complicité active du peintre Denis Martinez, dans un rôle d'illustrateur et de maître sérigraphe. Cependant, les éditions publiques (SNED, ENAL…) publiaient quand même de la poésie et c'est grâce à elles, par exemple, que les vers d'un auteur comme Djamel Amrani ont été diffusés. Ce n'est pas non plus une particularité algérienne puisque dans le monde entier, l'édition de poèmes est marginale, du fait de la difficulté pour les éditeurs de récupérer leur investissement, car il n'est pas question, sauf pour des «vedettes» de la poésie, de gagner. Ceci vaut davantage en Algérie où l'édition, essentiellement privée, demeure économiquement chancelante. C'est triste, mais c'est ainsi. Cela dit, des éditeurs franchissent parfois le pas. On ne peut donc que saluer la naissance d'une nouvelle maison, au nom mystérieux, «L. de Minuit», qui se propose justement d'accorder une place de choix à la poésie. Elle entame son catalogue avec un recueil de poèmes d'Abderrahmane Djelfaoui, au titre aussi mystérieux : «La mer vineuse (disait l'aveugle)». Dans sa présentation de l'ouvrage, Hamid Nacer-Khodja, critique littéraire et maître de conférences à l'Université de Djelfa (par ailleurs poète), écrit : «La poésie marine existe-t-elle ? La mer, thème et symbole universels par excellence, est si peu présente dans la poésie algérienne, toutes langues confondues, qu'il convient de saluer avec respect ce recueil de Abderrahmane Djelfaoui qui l'encense, l'écrit et répond donc à la question». Il y a là matière à réflexion : notre poésie serait-elle essentiellement terrienne ? Si oui, pourquoi ? Un beau sujet de mémoire ou de thèse en perspective. Le présentateur toujours souligne «la grandeur homérique du sujet» en affirmant que le poète ne s'y est pas noyé en «restant humble face à l'absolu d'un territoire tant arpenté». Le recueil de Djelfaoui comprend des sortes de chapitres regroupant plusieurs poèmes. Leurs titres sont révélateurs de l'univers symbolique de l'auteur : Le Tumulte des vagues, Jasmin d'asile, Cimetière marin, L'insolation d'Empédocle, Scalp d'une médina, Flux et reflux du destin et enfin Les Vignes de la mer. Ce dernier titre est-il une réminiscence de la ville chilienne de Vigna del Mar que Pablo Neruda, l'immense poète et Prix Nobel de littérature, aimait et où il existe un hôtel qui porte son nom ? A savoir, les chemins de la poésie sont impénétrables. Mais on comprend d'emblée, en parcourant cette suite de titres, que Abderrahmane ne s'est pas cantonné à la mer et que, fasciné par son immensité, sa force et sa mythologie, il s'est porté aussi sur les rivages, en ce point de jonction, voire de conflit, entre les mondes solides et liquides. Ce positionnement littoral, que des poètes comme Victor Hugo ont sublimé, donne lieu à de belles envolées où se mêlent des accents spirituels oscillant entre la philosophie grecque et la vision des soufis. Ainsi ces vers : «à hauteur d'horizon un navire/ fond la brume/ et je ne suis moi en ce Tout/ rien peut-être qu'un reste». Là encore est une ville côtière que l'on devine à l'évidence être Alger, et dont le poète guette les pulsations marines et comptabilise les déchéances sans renoncer jamais à l'espérance : «dans cette ville sauvage/ où l'on traîne/ un semblant d'être/ le jasmin nous reviendra/ une nuit fendue/ de haute lune». Il nous fait sentir les pesanteurs et l'aberration d'une Cité qui a tiré son histoire de la mer mais ne la regarde plus : «dos tourné à la mer/ me rôdent/ d'autres vagues et fantasmes/ à la nuit tombée/ tel un passé bagué dans la chair». Mais si le «narrateur» se tient entre terre et mer, c'est à cette dernière qu'il donne sa préférence poétique, la trouvant plus subtile dans ses expressions vivantes. D'où ce verdict : «l'été ne peut rien faire/ que se pousser à contre-courant/de la mer/ et le chant des cigales/ ne pas dire/ tout ce que les algues/ palabrent à mots tus». Ce chapelet de poèmes marins, ou pré-marins, ou encore pro-marins, prend la forme d'un sillage de mots où l'écume brasse des images instantanées, des souvenirs anciens, des élans contrariés, des saveurs espérées et, au total, une émotion très visuelle exprimée avec une grande sobriété linguistique. Pas besoin d'un dictionnaire pour décrypter ces vers libres et liquides. C'est le quatrième recueil de poèmes de Abderrahmane Djelfaoui et son sixième ouvrage, sans compter sa présence dans plusieurs anthologies comme Poésies de langue française, 114 poètes d'aujourd'hui autour du monde publié par les éditions Seghers en 2008. Si vous aimez la poésie, vous devriez aimer cette incursion maritime. Si vous ne l'aimez pas, apprenez à la découvrir. Et si vous ne voulez pas la découvrir, dites-vous que contribuer au succès des éditions poétiques est une manière d'encourager à mettre plus de poésie dans notre quotidien qui en manque tant. Cela vaut pour ce beau recueil comme celui d'autres auteurs qu'il faut soutenir. Ecrire de la poésie aujourd'hui, relève de l'héroïsme. L'acheter est un acte militant.
Abderrahmane Djelfaoui. «La mer vineuse (disait l'aveugle)»/ Ed. L de Minuit. Alger, 2012. 96 p.