Al Azhar, ce n'est pas nouveau, a toujours fait de la politique. Directement ou indirectement, il s'est évertué depuis plus de mille ans à donner son avis de jurisconsulte sur des questions ayant trait à la vie sociopolitique de l'Egypte. Cette institution n'est pas dans son essence un clergé, cependant elle a la réputation de l'avoir toujours été. Or, faut-il le rappeler, il n'y a pas de clergé en Islam ! Al Azhar n'a jamais pu se démarquer des différents pouvoirs en place : monarchie, libéralisme, socialisme et autres formes de gouvernance politique, ont trouvé en lui une institution prête à obtempérer aux ordres. Aujourd'hui, Al Azhar se voit malgré lui comme toujours en prise directe avec le monde des intellectuels et de la création littéraire d'une manière générale. Sous sa bannière, des penseurs ont été excommuniés et condamnés ainsi à l'exil, d'autres, et ils ne sont pas nombreux, ont trouvé une mort violente. D'autres encore attendent indirectement son jugement définitif. Aux dernières nouvelles, Naguib Mahfoud, le prix Nobel de littérature, vient de solliciter l'autorisation d'Al Azhar pour la réédition de son fameux roman Les Enfants de notre quartier, roman, on le sait, qui lui a valu une citation de la part du jury du prix Nobel. En 1959, la publication de ce roman, sous forme de feuilleton, dans le journal Al Ahram, a fait des remous au sein d'Al Azhar, cependant aucune décision ne fut prise directement à l'encontre de l'écrivain, et c'est Nasser qui a permis au journal de poursuivre la publication du roman au grand dam de tous les azharites. Dans son histoire récente, Al Azhar a eu pourtant à prendre des décisions irréversibles à l'encontre de Cheik Abderrazik qui avait publié, en 1924, son fameux brûlot L'Islam et les fondements de la gouvernance, très mal vu alors par la monarchie égyptienne. Il a eu également à se prononcer contre le livre de Taha Hussein sur La Poésie préislamique en 1926. Réédité à Beyrouth dans les années 1960 du siècle dernier, Les Enfants de notre quartier est aujourd'hui à l'origine d'un conflit juridique entre deux grandes maisons d'édition égyptiennes. Chacune d'elle voudrait s'approprier les droits d'édition, sous réserve d'une autorisation dûment délivrée par Al Azhar. La balle semble être dans le camp de ce dernier, puisqu'il a eu la chance ou, encore, la malchance, d'émettre indirectement un avis défavorable à la publication du roman en 1959. De quoi s'agit-il exactement ? Pour avoir pastiché le Saint Coran dans son roman, le reproche est fait à Naguib Mahfoud de porter atteinte aux fondements de la religion musulmane. Dès la première partie, qui porte le titre d'Al Gabaloui, cette force démiurgique qui s'installe en des temps immémoriaux quelque part en Egypte, et qui génère la ville du Caire, en passant par les différents envoyés d'Allah jusqu'au dernier, c'est-à-dire, le Sceau des prophètes, on découvre rapidement que Mahfoud n'a fait que plaquer, génialement ses propres personnages sur ces mêmes prophètes sans toutefois porter atteinte à l'un d'eux. Bien au contraire, le lecteur est invité à procéder à une nouvelle lecture du Coran en tant que source d'inspiration pour la création littéraire. Ce faisant, Mahfoud agit dans un autre registre à la manière des anciens prosateurs de la littérature classique, passionnés par le procédé du « thadhmine », inclusion en rhétorique arabe. En fait, n'est-on pas en train d'assister à la naissance d'un nouveau champ sémantique propre, celui-là, à la littérature arabe moderne ? Dans quelle mesure est-il permis à l'homme de lettres, à l'artiste d'une manière générale de se saisir du texte religieux pour en faire une source d'inspiration dans le monde de la création artistique ? Déjà dans les années 1960 du siècle dernier, l'écrivain Mustapha Mahmoud avait déclenché un mouvement collectif d'indignation en osant publier sous forme de feuilleton, dans la revue Rose Alyoucef, son fameux livre Pour une interprétation moderne du Saint Coran. Naguib Mahfoud rappelle dans l'une de ses dernières déclarations à la presse que le Prophète (QSSS) lui-même avait couvert de sa « Borda », sa cape, le poète Kaâb Ibn Zouheir après que celui-ci eut fini de déclamer son panégyrique. Toutefois, Mahfoud, c'est ce qui ressort de son mutisme, qui a duré près de cinquante ans, ne semble pas être sûr de lui. Son roman, qui appartient à sa période symboliste, n'en demeure pas moins un chef- d'œuvre de la littérature arabe. Mahfoud s'était arrêté d'écrire depuis la publication de sa fameuse trilogie sur la révolte égyptienne de 1919, croyant ainsi ne jamais pouvoir reprendre la plume un jour. Or, le voilà bouleverser le champ littéraire en 1959 avec Les Enfants de notre quartier, roman à l'architectonie révolutionnaire, sur le double plan de la thématique et du style. S'en suivirent encore quelques autres romans dans la même lignée, traitant de l'aspect sociopolitique à l'époque du nassérisme. Aziz Nissin, le romancier turque, en traduisant Satanic Versus de Salman Rushdie, avait provoqué une révolte sanglante dans la région de Konya. Pas moins de 34 personnes avaient trouvé la mort au cours des affrontements avec la police turque.Le roman de Mahfoud a certes été à l'origine de quelques remous, mais bien circonscrit au cercle des azharites. Ce sont plutôt les extrémistes qui ont attenté à sa vie en 1994, et son roman n'a fait l'objet d'aucun débordement social. Qui faut-il incriminer, aujourd'hui ? Naguib Mahfoud, pour son manque d'assurance en soi ? Al Azhar pour sa politique de complaisance à l'égard, aussi bien du pouvoir et de tous les extrémistes ? Ou bien, faut-il aller chercher la réponse du côté de toute une société qui n'évolue pas, qui reste rétive à toute idée de changement ?