En entendant parler d'une date prochaine de commémoration de l'esclavage, je me suis rappelé une phrase de mon ami Diderot : « Tu te trompes, ami, si tu crois qu'une loi une fois publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est dit. » Je savais mon ami optimiste, mais à ce point-là, la philosophie semble frôler la béatitude. Que reste-t-il à dire aujourd'hui en un temps où, comme toujours et plus que jamais, le silence a vertu d'acquiescement ? Comment ne plus croire à une recette aussi vieille que le simple d'esprit heureux de dire amen au malheur ? On te décerne un supplice, on invente une ignominie. Rien que pour toi, tu te rends compte ! C'est rien. Rien à redire parce que tu n'es rien. Quant à la loi, parlons-en. Il y a un peu plus de trois siècles, le roi Louis XIV signait dans son palais glacé de Versailles un Code bien Noir, et tout était dit. Un article pour dire que les Noirs esclaves sont des hommes qu'il faut sauver d'une animalité satanique, un autre pour en faire des marchandises à disposition sur les places de marché, et voilà la loi qui emballe dans une intéressante contradiction la question de l'esclavage jusqu'en 1848. Entre-temps, les uns font des affaires sur un dos douteux, mi-homme mi-meuble, les autres, déportés d'Afrique, tentent de s'en tirer comme ils peuvent en chantant. Entre 1810 et 1860, les Negros Spirituals bercent les esclaves au bord d'un fleuve profond, long et tranquille. Pas de révolte pour ceux qui s'en remettent à la religion blanche pour espérer un paradis tout couleur qui mise sur le noir. Jeu. Impair et perd. Tout est dit. En 1850, une loi, Fugitive Slave Act, rattrape l'esclave et lui fait couper le jarret. Zic ! D'un seul coup cloué au pilori jusqu'à ta mort sans rien qui t'appartienne, même pas ta vie. Qu'est-ce que tu dis de ça mon frère ? Le Blanc, il pense à tout. La loi enregistre, et toi, le Noir couleur, tu sens le mur monter le long de ton corps dans la nuit de ta descendance d'esclave. La négritude te tombe dessus comme un ciel sans étoiles et dans ton sommeil de dormant, tu rêves, tu entends des voix. Celle de tante Suzanne qui te raconte des histoires qui sont vraies, le soir quand la nuit s'approche de la véranda. Tu vois les ombres noires qui traversent et retraversent les histoires de Toni Morrison qu'elle sort tout droit de sa propre existence. Quel talent ! Inventer malgré la loi, tordre le cou au supplice, décerner une mention nulle à l'ignominie. Talentueuse, la couleur noire accompagne les noms de Langston Hugues, Claude Mac Kay, Countee Cullen, Du Bois, Césaire, Roumains Ces hommes-là n'ont pas oublié d'être en colère. Ils sont nègres, ils le disent et ils disent non. Sur le marché de la création, la couleur noire n'est plus à bas prix. Parole d'homme dans le pays où l'on n'a rien inventé, ni la poudre ni la boussole. Et pourtant ! Quel étrange orgueil tout d'un coup dans le pays de la souffrance. On avait dit que l'humanité s'arrêtait aux portes de la « négrerie », on avait dit que le pays était tranquille et calme, disant que l'esprit de Dieu était dans ses actes. Cela allait de soi. L'habitude de penser pour eux, l'habitude de disposer d'eux, de faire pour eux, les sans personnalité, les non-personnes dans un creux profond de mornes. Tout baignait dans la clarté du jour. Et puis, il y a des jours où il fait jour. Non ! Marre d'obéir. Ainsi a parlé Rosa Parks. Fatiguée. Elle a dit non, et la rue noire a enregistré. Révolution copernicienne. L'ardeur guerrière s'affermissait encore et venait battre aux pieds de la bougresse lasse d'attendre le pays du bonheur et la main du Seigneur qui viendrait plus près dans la voie du malheur. Maintenant l'idée était précise de ce qu'était la voie du malheur. L'arrière d'un bus. Trop loin. Un manège sans arrière ni avant, sans place pour l'enfant au visage sombre qui demande : « Dis, monsieur, où donc le cheval pour le gamin qu'est noir ? » Petit prince noir dans un désert sans étoiles. Qui lui dessinera un cheval rien que pour lui ? Dans quelle boîte noire avec des trous pour qu'il puisse respirer ? Tends la main, petit. Fracasse en légitime défense le mur qui n'est de honte que s'il est blanc. Traverse la nuit et chante hors du charnier natal. Naître Noir. N'être que Nègre. Tête hirsute hors du creux des mornes, tête pensante qui crève le tympan du ciel sous le poing de la justice. Cette tête à ne pas couper a une langue. Il n'est pas de gangue ni de lierre pour l'étouffer, non, ni de geôle de tombeau pour l'enfermer, d'éloquence pour la travestir des verroteries du mensonge. Silence. Vingt-cinq mille cadavres de nègres, vingt-cinq mille traverses de Bois d'Ebène, un bois, un seul, le même où fut lynché ton frère dans une éternité de haine. Silence. La sirène ouvre les vannes. Nègre colporteur de révolte, tu connais tous les chemins du monde. Tu retournes au pays natal, excellent élève consignant sur ton cahier ce chant négresse/ qui t'enseigna négresse ce chant immense / peine / négresse des îles/ négresse des plantations / cette plaine désolée. A toi, ces quelques milliers de mortifiés, qui tournent dans la calebasse d'une île, dans l'archipel arqué comme le désir inquiet. Tout ça c'est à toi nègre de malheur. Tout. Ton île non clôturée sa claire audace debout à l'arrière de cette Polynésie, devant elle, la Guadeloupe fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité et la comique petite queue de la Floride où d'un nègre s'achève la strangulation, et l'Afrique gigantesquement « chenillant » jusqu'au pied hispanique de l'Europe, sa nudité où la Mort fauche à larges andains. La mort ne vous a pas fauchés, peuples de la longue négritude. Je sais précisément à quelle date les lois enregistrent. Par tous les temps, en tous lieux, la talentueuse couleur noire ne s'est pas trompée en croyant que rien n'était jamais dit, une fois le supplice décerné, et l'ignominie crachée. Jamais pour rien, mon ami, mon frère, parce que tu n'es pas rien. Du fond du creux des mornes, ça rejaillit et ça monte jusque dans la nuit. C'est sombre, mais ça brille.