La disparition subite du professeur Bachir Ridouh, décédé vendredi à son domicile de Blida, jette la consternation chez tous ceux qui ont connu cet homme affable, à la personnalité rayonnante et profondément attachante. La trajectoire de cette figure emblématique se confond avec l'accomplissement d'une conception originale de l'Ecole algérienne de la psychiatrie, dans sa dimension historique et sociologique. Dès les débuts de sa carrière, il se penche sur les traumatismes de guerre et les violences coloniales comme sources de souffrance absolue. Il noue des relations à travers des réseaux de jeunes psychiatres sur tout le Bassin méditerranéen. Il est notamment séduit par l'approche italienne des années soixante avec des bouleversements sociaux et politiques qui se propagent dans le secteur psychiatrique avec un mouvement de remise en cause de l'ancienne conception de l'asile et la «camisole chimique». Quand il occupe son poste en 1969 à Blida, en jeune psychiatre, il est rapidement subjugué par l'héritage de Frantz Fanon qui fut ancien directeur de l'institution Joinville. Il observe avec un intérêt croissant l'enracinement de la démarche de Fanon à travers la qualité de la prise en charge des patients et l'atmosphère professionnelle léguée par l'auteur des Damnés de la Terre. L'organisation des services, les aptitudes et l'empathie du personnel paramédical portaient l'empreinte encore fraîche de Fanon. L'approche de Ridouh concernant la souffrance psychique sera toujours inspirée de la pensée philosophique de Fanon, dont il décortique patiemment les œuvres qui le conduisent à questionner l'Histoire nationale dans le décryptage mémoriel de ses malades. Avant de rejoindre la lutte pour l'indépendance, Fanon avait jeté les bases d'une nouvelle approche psychiatrique, à contre-courant de l'asile et de l'enfermement. Bachir Ridouh a ouvert au monde le secteur psychiatrique de «son» hôpital, promu grande école pour de très nombreux jeunes praticiens. Il organise l'ergothérapie (la thérapie par le travail) à travers des ateliers artistiques pour les malades, qui se lancent dans le théâtre, la musique et la peinture. Ainsi, les patients, parmi lesquels des grabataires, retrouvent le sourire et un certain goût à la vie. Infatigable, il était réactif à tous les mouvements de la société. Parfois visionnaire, il anticipait les effets des grands changements. Durant les tristes années de sang, Bachir restera fidèle à son poste, à Blida, dans une ambiance morbide quand il fallait examiner par dizaines les corps mutilés des suppliciés. Il échappe à deux reprises au sort. Il évoque avec humour ses déplacements, enfermé dans le coffre de sa voiture pour déjouer la traque terroriste. Quand il crée le premier service de soins aux toxicomanes en 1994, il évalue cette problématique à travers la future promotion de la monnaie nationale. La convertibilité du dinar, c'est l'ouverture du marché algérien à un nouveau modèle de toxicomanie, prévenait-il. A l'époque, on connaissait peu l'héroïne, la cocaïne et en particulier le crack, avec la fatalité de son accoutumance très rapide. Faut-il rappeler que la création d'un service pour l'accueil et les soins aux malades toxicomanes était une «première» accueillie avec sarcasmes et scepticisme. Bachir Ridouh avait essuyé de sévères critiques pour cette aventure médicale. Aujourd'hui, son modèle de prise en charge de cette pathologie se généralise. Présent et actif dans tous les forums de sa noble discipline, à 70 ans, Bachir Ridouh était dans la plénitude de sa force intellectuelle. Un pionnier nous quitte. Il laisse un vide immense.