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Rachid Boudjema : «Le pouvoir économique étasunien et du dollar n'est peut-être pas invincible à long terme»
Economie : les autres articles
Publié dans El Watan le 07 - 04 - 2012

La décision retenue par les «Brics» (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) de réduire le poids du billet vert dans leurs transactions commerciales est tombée comme un coup de massue sur la sphère économique mondiale. Ils sont (les Brics) appelés pourtant à revivifier le climat économique mondiale assombri par la grisaille provenant de la zone euro, plus que jamais fragilisée par la dette souveraine des pays.
La décision des Brics, qui consiste à mettre fin à l'usage du dollar dans leurs échanges bilatéraux, a été prise au terme du 4e sommet des dirigeants de ces cinq pays qui a été tenu, jeudi dernier, dans la capitale indienne. Bien qu'elle soit d'une importance à la fois avérée et dangereuse pour l'économie mondiale, la nouvelle est quelque peu atténuée par les observations de certains analystes qui y voient une tromperie sur la marchandise. Rachid Boudjema, analyste et enseignant d'économie à l'université d'Alger, a tenté de démystifier la décision des Brics dans cette interview accordée à El Watan.
-Les pays émergents des Brics ont décidé, lors de leur dernier sommet en Inde, d'abandonner le dollar dans leurs échanges bilatéraux et de favoriser les monnaies locales. Ils envisagent également la création d'une banque de développement concurrente à la Banque mondiale. Quelle lecture en faites-vous ?
Oui, c'est ce que soulignent les pays du Brics dans leur déclaration de New Delhi, mais dans le domaine qui nous occupe, où ceux qui promettent ne sont ni seuls sur la scène internationale ni sans adversaires capables de contrer leurs stratégies, il faut faire la différence entre les intentions et les actes. Et très souvent, entre les premiers et les seconds, il peut y avoir un immense décalage. J'en veux pour preuve deux exemples à l'appui de cette thèse. D'une part, bien avant les Brics, l'URSS avait promis au monde en général, et aux pays situés dans son orbite en particulier, d'enterrer dans un proche avenir les Etats-Unis d'Amérique, mais c'est l'inverse qui s'est produit : l'URSS s'est effondrée dans les années 1990. D'autre part, les pays du tiers monde se sont engagés dans les années 1950 à être non alignés. Mais aujourd'hui, et après de longues tergiversations, ils sont pour la plupart tous alignés sur l'idéologie libérale, avec évidemment des capacités et des résultats individuels différenciés. Il est vrai que les pays du BRICS sont aujourd'hui considérés comme un pôle économique et politique incontournable eu regard à quelques-uns de leurs indicateurs économiques et sociaux : ils comptent assez dans le monde en termes de PIB, d'échanges commerciaux, de population, de réserves de change et sont même vus, en ces temps de crise des pays occidentaux, comme la locomotive de la croissance économique mondiale. Mais y a-t-il là une raison suffisante pour le basculement du monde ? Pour une remise en cause de la domination du dollar ?
-Quelle serait la bonne réponse, selon vous ?
Sincèrement, je ne le pense pas, et il y a à cela trois grandes raisons. D'abord, ce qui est visé par les pays émergents du BRICS dans «cette lutte contre leur dépendance» à l'égard du dollar est représenté pour l'instant par leurs échanges bilatéraux. Et ces derniers ne sont pas très significatifs par rapport aux transactions commerciales et financières internationales libellées en dollars. Ensuite, les pays du BRICS sont un forum où des démocraties côtoient des régimes autoritaires. Cette hétérogénéité politique peut être source de dissensions à court terme. Enfin, tout dépendra de la réaction des Etats-Unis d'Amérique face au projet des BRICS de réduire la domination mondiale de leur monnaie. Accepteront-ils facilement des monnaies internationales concurrentes, ou feront-ils l'impossible pour contrer tout ce qui se dresse sur la route du dollar. La zone euro, qui avait en gros les mêmes objectifs que ceux des pays du BRICS, en paie aujourd'hui les frais de sa stratégie irréfléchie visant, sans les moyens économiques réels, à bousculer le dollar dans les transactions internationales.
Evidemment, le pouvoir économique étasunien actuel, et par conséquent du dollar n'est peut-être pas invincible à long terme. Mais il ne peut en aucun cas être remis en cause par de simples intentions ou déclarations de foi ou de loi. L'économique étant la science des faits et non des intentions, il est attendu des pays émergents qui voudraient «transformer l'ordre économique et monétaire mondial actuel» non seulement de continuer de progresser dans le domaine de la productivité du travail et de la diversification économique, mais aussi d'alléger sérieusement les conditions de leur croissance du poids de l'élément exogène. Il faut rappeler que ce sont les pays occidentaux et à leur tête les Etats-Unis qui ont produit, par mille artifices, les pays émergents. Et ces derniers restent, à ce titre, largement dépendants et donc forcément vulnérables.
Derrière les exportations des pays émergents, il y a d'abord le savoir-faire des entreprises occidentales qui y sont installées, mais aussi les politiques salariales misérables qu'elles pratiquent sous l'œil passif ou complice des gouvernements qui renforcent les conditions de leur compétitivité-coût. Aussi, la compétitivité internationale, dont se targuent injustement certains pays dont la Chine, est elle construite non pas, comme c'est le cas en Occident, à l'intérieur du champ économique, mais à l'intérieur d'un processus politique dans lequel les salaires sont relativement faibles et les droits de grève et libertés syndicales interdits. Hissons le salaire moyen du Chinois au niveau de celui du travailleur occidental et voyons-en les effets immédiats sur la compétitivité internationale présumée de l'économie chinoise.
-Pensez-vous qu'il s'agit d'un projet crédible, celui de créer, par les BRICS, une banque de développement concurrente à la Banque mondiale ?
En ce qui concerne le projet de création d'une banque de développement dite «Brics Bank» ou «South-South Bank», pour contrer la politique de financement sélective de la Banque mondiale ou peut-être même (et pourquoi pas) pour alléger ses contraintes de financement, elle serait toujours la bienvenue dans le paysage bancaire international. Mais sa naissance ne changerait pas, à mon avis, fondamentalement l'état actuel de l'économie mondiale. Les gouvernements, qui voudraient en faire un ressort véritable du décollage des pays du Sud sont en réalité victimes de «l'approche financiariste» du développement qui est fondé sur l'idée erronée mais faussement naïve que toutes les conditions du take-off seraient réunies dans les pays du tiers-monde et qu'il leur faudrait juste un peu plus de ressources financières. Cette approche est évidemment fausse.
D'une part, parce que l'argent n'est pas un vrai facteur de la croissance, et lorsqu'il l'est par la particularité du contexte, il n'est pas un facteur de croissance autonome ; d'autre part, le développement des PED est entravé par des facteurs structurels qui s'opposent durement à l'émergence d'une fonction de production réelle. En d'autres termes, le problème des PED n'est pas le point de départ du cycle du capital, c'est-à-dire, l'argent (A), mais la maîtrise des phases de ce cycle, depuis la transformation du capital argent en capital productif capable de générer un produit jusqu'à la transformation de ce produit P en marchandise M et sa vente au prix A' supérieur à A (où A'- A = A) représente le profit. Pour la plupart, les PED n'ont, à ce jour, pas décrypté le secret de la fonction de production. Ils ne savent pas ce que veut dire produire en économie, encore moins aujourd'hui où la compétitivité et la rentabilité des activités qui conditionnent leur pérennisation sont impensables sans leur terreau de l'innovation et des restructurations qui dépassent la simple problématique du financement.
-Certains économistes prévoient comme conséquence de cette décision «une fragmentation de l'espace monétaire mondial», au sens où aucune monnaie, même pas l'euro, ne semble pouvoir remplacer, pour l'heure, le billet vert dans son statut de monnaie internationale hégémonique. Qu'en dites-vous ?
Le rôle politique, économique et monétaire international actuel des Etats-Unis semble déranger bien des gouvernements. Il est normal que ces derniers s'essaient isolément ou solidairement à sa contraction. Ce rôle, il faut le souligner, n'est pas une donnée de la nature. Il est construit par les Etats-Unis de l'intérieur, sur une longue période, dans le cadre des politiques économiques célèbres et des dispositifs de développement originaux. C'est donc le produit historique de leurs conditions endogènes de la croissance. Aussi, le billet vert n'est-il pas dominant parce qu'il est vert, noir ou rouge, mais parce qu'il est assis sur un formidable potentiel économique de la nation émettrice qui lui a permis d'émerger, en tant que monnaie hégémonique, bien que, il faut le souligner, ce statut ait bénéficié de conditions historiques particulières de l'après-guerre qui ne sont pas, il est vrai, reproductibles.
On ne peut aujourd'hui reprocher à l'Amérique et à sa monnaie d'être fortes et trouver en même temps mille excuses à la longue faiblesse des autres pays qui ne sont pas capables de s'y opposer efficacement. Donc, s'il n'y a aucune monnaie dans le monde d'aujourd'hui capable de remplacer le dollar, c'est parce que les Etats-Unis sont la première puissance économique du monde. Et les raisons n'en sont pas ailleurs que leur mode d'organisation sociétale. Ils réalisent à eux seuls un quart de la richesse mondiale alors qu'ils ne représentent que 5% de la population mondiale environ. Jusque-là, aucun pays n'a pu «reproduire» leur art de développement et aucun pays n'a pu, avec un autre art de développement, atteindre leurs performances économiques, technologiques et scientifiques, etc.
Face à ce géant plus fort que plusieurs pays forts réunis, la tentation est grande de s'unir pour contrer son pouvoir. Mais si «l'union fait la force», selon Jean de la Fontaine, elle pourrait être également source de faiblesse et de fragilité si elle ne s'accompagnait pas d'une discipline sans failles. Or, dans le domaine politico-économique, cette vertu est illusoire en raison de la force des égoïsmes nationaux et des luttes de leadership politique. Le cas de la zone euro (et quelle zone ! les vrais maîtres du développement) est très instructif à cet égard et doit servir de leçon pour tous les nouveaux projets de coopération qui seront initiés, à l'avenir, par d'autres pays. Voilà pourquoi l'euro n'est pas près de remplacer le dollar. La tâche est assurément encore plus ardue quand les pays qui se proposent à ce «challenge» sont des pays qui ne sont capables ni d'avoir à moyen terme une haute maîtrise de l'acte de développer ni de s'entendre sur un minimum démocratique.
Au risque de vous décevoir, je ne vois donc pas, à l'horizon, de plan crédible de «déshégémonisation» du dollar assis sur les fondamentaux de l'économie. Mais ne condamnons pas les gouvernements pour leurs intentions !
-Sont-elles crédibles, d'après-vous, les thèses qui évoquaient la disparition, à l'avenir, du billet vert et de son hégémonie sur le commerce international ?
Même s'il n'aura, un jour, aucun égard international (hypothèse fort farfelue), le billet vert ne disparaîtra pas. Il restera toujours la monnaie nationale des Etats-Unis d'Amérique. Par contre, rien n'interdit, à la lumière des modifications de la géographie économique actuelle de l'enrichissement mondial, qu'il puisse connaître un réajustement de son poids dans les transactions commerciales et financières internationales. L'URSS a déjà tant rêvé d'y substituer son rouble. La monnaie du FMI, le Droit de tirage spécial (DTS) fut créé à l'origine dans cette même problématique. Mais elle n'a pu être à la hauteur de ce défi. La monnaie commune européenne, l'euro, est une autre tentative de grignoter au dollar quelques parcelles de sa domination internationale. Mais cette monnaie est en train de chavirer parce qu'elle ne semble pas convenir à des pays qui n'ont pas les mêmes forces économiques.
Aujourd'hui, ce sont les pays émergents qui promettent de jeter le dollar aux orties en commençant, dans un premier temps, à utiliser leurs monnaies respectives dans leurs échanges bilatéraux. Ces pays savent au moins qu'il leur sera difficile de créer une monnaie commune : la Brics-monnaie. D'abord, parce qu'ils ne sont pas dans le même espace géographique ni d'ailleurs dans le même espace politique. Aussi, le maintien de leurs monnaies respectives est-il le seul SMIG possible d'une coopération entre eux qui ne leur impose pas de leadership particulier. Mais défier le dollar par les faits suppose plusieurs conditions politiques, économiques et sociales difficiles à réunir qu'il serait long d'exposer ici.


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