Il y avait quelque chose de surréaliste, voire de proprement indécent dans ces images de certaines personnalités arborant une mine déconfite de pure circonstance devant la dépouille mortelle du président Ben Bella alors qu'ils furent, à certaines périodes de la Révolution et, par la suite, lors du coup d'Etat du 19 juin 1965, des acteurs de premier plan du «redressement révolutionnaire» sous la houlette de feu le président Houari Boumediène. Jusqu'à la disparition de ce dernier, l'évocation du nom de Ben Bella pouvait conduire son auteur droit en prison. De son long exil intérieur, il avait suivi son procès dans la presse unique de l'époque qui se faisait le relais du discours officiel sur le déviationnisme, le pouvoir personnel, le populisme et la gabegie que l'on mettait en avant pour dépeindre le règne et la gestion du premier président algérien. Ben Bella n'avait eu droit ni à des avocats ni à un procès public qui aurait permis, comme cela se passe dans les pays civilisés – quoique la comparaison n'est pas permise car démocratie et coup d'Etat ne font pas bon ménage – de savoir si ce qui était reproché à Ben Bella méritait le cours qu'avaient pris les événements ainsi que son bannissement total, jusqu'à gommer son passé révolutionnaire et militant dans les discours et l'écriture officielle de l'histoire. Lui et son mouvement politique, le MDA (Mouvement pour la démocratie en Algérie) furent accusés de grave complot de subversion contre la sûreté de l'Etat, notamment dans l'affaire du débarquement du bateau d'armes dans les eaux de Cap Sigli, sur le littoral est d'Alger, sans que les citoyens n'aient eu également la possibilité de connaître les vrais tenants et aboutissants de cette affaire à travers un procès public équitable. La réhabilitation de Ben Bella par Chadli Bendjedid doit-elle être comprise comme un simple geste de réconciliation ayant une valeur et une portée beaucoup plus morale et humaine que politique, dans une conjoncture qui se prête volontiers à ce genre d'élan de fraternité retrouvée ? Les Algériens ont le droit de savoir la vérité sur ces épisodes troubles de l'histoire de l'Algérie avant et post-indépendance comme sur d'autres dossiers plus tragiques, impliquant d'autres personnalités historiques froidement assassinées et qui n'ont pas eu la même chance que Ben Bella de survivre aux intrigues des hommes et de l'histoire. Le jugement des hommes, autant hier qu'aujourd'hui, ne doit pas conduire à faire table rase du passé, à enterrer les faits pour se donner bonne conscience. Le pardon ou le courage de reconnaître ses erreurs passées – si tel est le cas avec ces funérailles nationales auxquelles a eu droit le président Ben Bella – est une qualité humaine sublime qui honore et grandi son auteur. Tout comme le recueillement devant une dépouille mortelle est une valeur intrinsèque partagée en islam. Une valeur qui transcende les considérations de race de religion et autres liens sociaux. Entre les deux, il y a ces opportunistes qui s'invitent dans toutes les cours. Hier ennemis jurés de Ben Bella, ils ont tenu également, devant les caméras de la télévision, sans remord ni pudeur, à «pleurer» le disparu. Ceux-là ne sont capables d'assumer ni leur passé ni leur présent. Entre le coup d'Etat de Boumediène et le coup d'éclat de Bouteflika, les jeunes qui n'ont pas connu Ben Bella ont bien du mal à se retrouver.