Deux corps sans vie sur une plage de Bab-El-Oued…Scène de crime : l'histoire. Avec son trait particulier et ses dessins pittoresques, Jacques Ferrandez continue de revisiter l'histoire de l'Algérie à travers la bande dessinée. Son travail reconnu dans le domaine avec la série Les Cahiers d'Orient, s'inscrit dans une chronologie qui commence par la prise d'Alger en 1830 et semble se prolonger avec ce nouvel album intitulé Alger la noire. Pour rappel, cet album qui vient tout juste de sortir est une adaptation du roman éponyme de Maurice Attia, psychiatre natif d'Alger et auteur à succès de polars. Jacques Ferrandez n'est pas à sa première adaptation à partir d'œuvres littéraires. Nous retiendrons l'album qu'il a consacré à la nouvelle d'Albert Camus, L'Hôte, publié en 2009, qui retrace l'histoire d'un instituteur perdu dans la campagne algérienne à qui on demande de devenir auxiliaire de la force publique coloniale. L'autre album concerne l'adaptation du roman de Fellag Tous les Algériens sont des mécaniciens et qui devient, sous les crayons de Jacques Ferrandez, Le Mécano du vendredi (2010). Dans Alger la noire, l'histoire commence le lundi 22 janvier 1962, avec cette atmosphère de peur qui rend la ville blanche anxiogène, accablée qu'elle est par la folie meurtrière de l'OAS de sinistre mémoire. La police découvre deux cadavres sur une plage du centre-ville, tout près du complexe El Kettani d'aujourd'hui. Le jeune homme est un Algérien, étudiant en quatrième année de médecine, un certain Mouloud Abbas, et la jeune fille, française, étudiante en pharmacie, appartient à une famille de pieds-noirs très en vue. Elle répond au nom d'Estelle Thévenot. Les deux inspecteurs qui prennent l'enquête, Paco Martinez et Choukroun, se rendent rapidement compte que l'assassin a profité de la situation confuse qui règne à Alger pour faire mettre ce meurtre sur le compte de l'OAS. La succession des planches de la bande dessinée, avec de petites vignettes bien faites, renseigne sur la succession des actions et la course contre la montre à laquelle se livrent les deux enquêteurs. Ils ont envie de dénouer l'affaire rapidement, car chacun d'eux prépare son départ pour la France pour des histoires de mutations. Le père de Mouloud la victime arrive au poste. Il est lui aussi médecin et ne comprend pas pourquoi on s'en est pris à son fils, brillant étudiant qui n'a jamais eu d'histoires. A sa sortie du poste, le docteur Abbas est froidement abattu. Le cycle de la violence s'emballe et atteint son point du non-retour. La mère de la victime, Mme Abbas, affligée par ce double crime, propose d'aider les deux policiers en leur remettant le journal de son fils. Cela peut faire avancer l'enquête. Mais avant d'entreprendre d'autres investigations, Paco Martinez décide d'interroger le père d'Estelle, l'autre victime. M. Thévenot, grand bourgeois, habite un appartement huppé du centre-ville. C'est un paraplégique. Il a perdu l'usage de ses jambes en essayant de ramener à la maison son fils, passionné par les quatre généraux de l'armée française en Algérie qui ont tenté un putsch. Une rafale dans le dos tirée par les soldats le cloua pour l'éternité sur un fauteuil roulant. Cet homme qui semble résigné suite aux épreuves qu'il a traversées cache au fond de lui des secrets lourds à porter. Et, c'est le journal de Mouloud Abbas qui va aider à comprendre la psychologie de cet homme influent du microcosme algérois. D'abord, sa femme Hélène qui a vingt-cinq ans de moins que lui, ne cesse de vadrouiller d'aventures en aventures sans jamais le quitter. Pendant les absences répétées de sa femme, il commet l'irréparable sur sa fille. Cette relation incestueuse horrifie la jeune fille qui trouve en Mouloud le réconfort de l'amitié et de la fraternité. Il devient son confident et le dépositaire de ce lourd secret. Pour expier ses péchés, le père devient une sorte de voyeur pervers assidu des maisons closes. Sentant sa fille lui échapper comme l'a fait sa femme, il demande à un policier de sa connaissance de la surveiller. Entre-temps, Jacques Ferrandez met l'accent sur la détérioration de la situation à Alger. De planches en planches, le chaos est restitué dans toute son horreur. Les dessins décrivant cette réalité sont très éloquents avec une palette de couleurs très variée. L'omniprésence des tons sombres renseigne sur les drames qui se nouent dans la ville et sur la tension grandissante à l'approche de l'Indépendance. Le policier, qui ne supportait pas de voir la belle Estelle si proche de l'Algérien Mouloud Abbas, charge un légionnaire amnésique d'en finir avec les deux amis. Paco Martinez est dans le désarroi le plus complet car son compère, Choukroun, vient d'être assassiné par l'OAS sous l'instigation du fils Thévenot. Attristé mais non abattu, il continue l'enquête pour arriver à l'assassin et au commanditaire. Suspendu par sa hiérarchie, il ne veut pas en démordre, s'accrochant de plus belle à sa détermination de résoudre l'énigme. D'autres embûches se dressent sur sa route comme les récriminations de sa fiancée, Irène, qui le pousse sans cesse à abandonner l'enquête, tandis que sa grand-mère, atteinte d'une forme d'Alzheimer, lui révèle, dans un éclair de lucidité, que son père n'a jamais été un héros de la révolution espagnole. Les graphiques limpides et talentueux de Jacques Ferrandez permettent une lecture agréable de cette adaptation qui restitue le roman dans l'essentiel de sa richesse. Jacques Ferrandez, Maurice Attia : «Alger la noire», Ed. Casterman, 2012.