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«Les amours d'un journaliste»
Extraits du roman d'Abderrahmane Zakad
Publié dans El Watan le 28 - 04 - 2012

Quelquefois pour amuser le lecteur, je conjugue l'humour, la gouaille, l'abstraction, la poésie, la contrepèterie, le jargon, les truismes et je vais même jusqu'à une obscénité mesurée ou à une impertinence légère dans les épitaphes, les pastiches et les parodies. Le lecteur sait que c'est par les visages, pas seulement par la bouche, que sortent les graines de vérité. Le lecteur qui sait lire, les gens qui savent écouter, ne résistent pas plus que le roseau qui plie au vent et mon vent, c'est-à-dire mes mots, est parfum en plus que caresse de plume.
Enfin, j'adore introduire des mots nouveaux comme mategziztich, matnirviniche, mathafounache, klak boby, etc. Ce sont là des mots inventés et utilisés par les jeunes et qui font partie du vocabulaire algérien contemporain. Dois-je les ignorer ? La jeunesse et son vocabulaire. Là est le rôle de celui qui écrit sur son temps : témoigner. Et je veux témoigner.
Pour ne pas qu'ils disparaissent, j'aime introduire également les maanis ou maânis – les sous-entendus - et des aphorismes de chez nous, du genre :
Ya li taayat quedam elbab
aayat ou kounek fahem
Ma yefraq bine lahbab
Ghir naass ou draham
Par ailleurs et dans un autre domaine, je pose des problèmes réels, que nous tous connaissons. Je ne comprends pas pourquoi en Algérie on vend des produits avariés plus chers que le produit frais comme par exemple elben et le rayeb qui coûtent plus cher que le lait frais. C'est une réalité d'épicerie.
J'arrête, je n'irai pas plus loin, car si j'aborde les mots usités pour la friperie, le portable ou dans les supérettes, on n'en sortirait pas, yek. (…)

Au retour, je vis Salima, toujours scotchée à son écran. Un subtil parfum se dégageait de ses cheveux chatoyants, ce qui m'incita à m'approcher pour nourrir de phéromones mon odorat et satisfaire mes instincts de mâle après avoir satisfait mes sentiments lyriques.
- Tu es sur quoi, Salima ?
- Réda, tu me fiches la paix, ne me distrais pas.
- Bon, bon, merci quand même pour ton musc vaporeux.
C'est à ce moment qu'arriva Warda, un papier dans la main, l'air féroce et l'allure d'une surveillante de lycée.
- Dis-moi, Réda, c'est quoi ce mot «tactacquant», il n'existe pas dans le dictionnaire.
- C'est le marteau-piqueur, Warda, quand il pénètre la pierre il fait tac… tac... tac. Il tactacque.
- Mais il n'existe pas sur le dictionnaire.
- Et alors ! Je le crée. Les mots du dictionnaire ont bien été créés par les hommes. On fait bien toc toc avant d'ouvrir une porte, tu écris toc toc.
- Quand même, tu ne vas pas te mettre à inventer des mots.
- Et pourquoi pas ? Frédéric Dard et Léo Mallet inventaient bien des mots. Boudjedra invente des mots, fofo, pelu, c'est son dada. On a bien inventé ya kho, ya mo, tchipa, trabendo et d'autres. Tu vas me faire plaisir en laissant mon mot.
- Je préfère «le marteau-piqueur vibre», insista la correctrice.
- Le marteau-piqueur ne vibre pas : une vitre vibre, un diapason vibre, ton cœur vibre. Les vibrations sont des mouvements oscillatoires rapides. Mon marteau-piqueur fait tac tac tac avec beaucoup de bruit, donc il tactacque. Je maintiens mon mot. Et apprend qu'un homme qui crée des mots, c'est comme une plante qui fait des fleurs.
- Tu trouves que tactacquant, c'est beau ?
- Il existe des fleurs sauvages, elles sont belles.
- Qu'est-ce que tu en penses, Salima, questionna Warda.
- Ne me dérange pas, je suis concentrée.
- Bien, faites ce que vous voudrez. Je n'ai jamais vu cela, conclut Warda décampant, boudant et promettant : «Déjà qu'on sabote l'arabe, voilà qu'on sabote le français. C'est un comble.»
- Surtout n'essaie pas de mutiler mon texte, criai-je.

Pour faire le journal du lendemain, les journalistes s'enferment dans les bureaux afin de pouvoir travailler tranquillement. Ils vivent dans l'urgence, le trac et l'appréhension. Ils ne traînent pas dans les couloirs et n'ont donc pas la possibilité d'observer les allées et venues. Telle du moins était l'organisation dans les salles de rédaction. Aux Echos, je n'avais donc pas vu passer Grima pour se rendre chez les diplômés. Je voulais l'éviter pour m'éclipser en douce du journal. Manque de pot, en voulant saluer un collègue de la rubrique Politique, je tombai sur lui.
- Ton article, Réda ?
- Il est en correction chez Warda.
- Je l'ai lu et renvoyé. Je n'ai pas apprécié certains passages. Ne te mêle pas de choses que tu n'as pas vérifiées ou que tu n'as pas vues. Je t'ai joint une note.
- Oui, j'ai vu.
-Tu soulèves des problèmes de trafic dans le foncier, d'immeubles construits illégalement et de malversation dans l'affectation de logements. Ce sont des histoires du passé. ça ne te regarde pas, je t'ai demandé de couvrir un événement et non de faire le policier.
- Les histoires du passé, monsieur Grima, parlent double. Elles se déploient à grande enjambée. J'ai discuté avec des gens autorisés, des techniciens, un architecte, qui m'ont appris que les effondrements étaient en partie dus à une surcharge de La Casbah et à une incohérence dans la restauration. Pour ce qui est des logements, j'ai cru comprendre que la Casbah était un vrai tiroir caisse pour certains.
Le rédacteur en chef s'emporta :
- Nous ne sommes pas un journal à scandale, ni des rédempteurs. Je me fiche de ce qui s'était passé il y a quarante ans.
- Mais, je n'ai aucun compte à régler. J'ai eu seulement des informations qui permettent de comprendre ce qui se passe aujourd'hui par la faute de ceux qui ont géré hier. Il fallait voir Da Rezki, le malheureux, à qui on a promis un logement depuis 40 ans, justement. Et la vieille Goussem, qui croit que c'était dû aux tremblements de terre et la déception des techniciens qui savaient, eux. Nous sommes quand même libres aujourd'hui d'enquêter et de dire ce qui s'était passé. Je veux comprendre comment cela avait pu être, comment des maisons qui ont tenu pendant des siècles se sont misent soudainement à tomber au cours d'une courte période, une période où l'on avait beaucoup trafiqué sur les logements et les terrains. Je veux déconstruire, comprendre la mécanique. Et il n'y a pas que ça, nous discutons entre nous les journalistes et les chercheurs de l'université, il paraît que certains promoteurs avaient intérêt à ce que les maisons s'écroulent pour récupérer des terrains en plein centre. Entre 1970 et 2000, des tas d'affaires avaient éclaboussé les gouvernements de l'époque, les terrains de Bouchaoui, des villas classées, les Galeries, l'aéroport, les halles, le quartier du Ruisseau, sans compter tout ce qui se vendait en offshore et sous le manteau, les bateaux, le trabendo, le métro, l'Onaco, les silos, les locaux, le gros, les faux, les mots… oui les mots se vendaient - aux élections on achetait un oui contre un logement. Les sénateurs graissaient les pattes, les députés utilisaient leur poche, dans les partis on s'entretuait pour des sièges. Nous avons eu des Horace pour la conquête du pouvoir et des Curiace mis au rebut. Oui, il serait intéressant de les ressortir ces affaires et de les étudier. Le président Youcif et son équipe seraient intéressés, ils ne verront pas d'objection. Et puis, ça ne les regarde pas qu'un journaliste s'occupe de telle ou telle affaire, la justice est là pour veiller aux intérêts de l'Etat et aux diffamations.
- Mais bon Dieu, tu vas lever le voile sur des dossiers brûlants. Galilée avait raison en ce qu'il disait, pourtant il s'était rétracté devant ses inquisiteurs. Alors, fais comme lui, ferme-la et laisse la terre tourner.
- Oui, mais les planètes tournent autour du soleil. Galilée devait être heureux, il connaissait la vérité. Ça lui suffisait. Nous, on ne connaît pas la vérité, c'est pour cela qu'on est malheureux. Je veux être un héliotrope, regarder vers le soleil et non pas m'incruster dans le mensonge nocturne.

A ce moment, Salima vint en courant, surprise de me voir avec Grima :
- Oui, qu'est-ce qu'il y a Salima, lui demanda Grima.
- On demande Réda au téléphone.
- Va répondre, me dit Grima, tu me rejoins au bureau.
Je quittai Grima avec soulagement et je me collai à Salima qui semait son parfum dans le couloir. Elle me mena par le bout du nez, me chatouillant les muqueuses.
- Oui, allo, c'est Réda.
- Réda !
J'étais éberlué. Je l'avais complètement oubliée, celle-là, avec le charivari de la journée. C'était la fille du métro.
- Pas possible ! Tu ne m'as pas oublié.
- J'avais promis de téléphoner, voilà, c'est fait.
- C'est gentil. Où es-tu ?
- Place Audin.
- Ecoute, il est seize heures. Le temps de voir mon chef et je te rejoins. Mettons dans une heure, ça te va ?
- C'est bon. Je serai au Gouraya, le salon de thé.
- A toute !
- A plus.


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