Ahmed Kateb est maître assistant à l'Ecole nationale supérieure de journalisme et des sciences de l'information. Il a notamment enseigné le cours «problématiques sécuritaires au Sahel» au département des sciences politiques de l'université de Tizi Ouzou. -La montée de l'instabilité et des conflits dans plusieurs pays de la région du Sahel, peut-elle être appréhendée dans sa seule dimension sécuritaire et politique ? Appréhender l'instabilité chronique de la bande sahélienne par sa seule dimension politico-sécuritaire est réducteur. L'analyse de la situation de cette zone tampon entre le Maghreb et l'Afrique subsaharienne nécessite l'appréhension de plusieurs facteurs, bien sûr le politique et le sécuritaire, mais aussi le facteur socioéconomique et la dimension humaine. La situation est tellement complexe que l'interaction entre tous les facteurs brouille les pistes pour les chercheurs et les analystes de la situation au Sahel. Aussi, sur le plan géopolitique, le Sahel est perçu comme une zone grise, où l'autorité des Etats est relâchée sinon quasi inexistante, permettant une porosité extrême des frontières et une criminalisation croissante des acteurs économiques qui profitent de la défaillance de l'autorité des Etats de la région pour instituer des fiefs mafieux en relation avec d'autres groupes de crime organisé, dans la région et ailleurs (notamment pour les narcotrafiquants colombiens avec leurs relais au Nigeria, au Mali, au Niger et au Tchad). Et c'est justement cette interaction des facteurs crisogènes, le caractère interstice de la zone sahélienne entre le Maghreb et l'Europe plus au Nord et l'Afrique subsaharienne au Sud, et les richesses énergétiques de cette région (gaz, pétrole, uranium, or, fer, etc.) qui confèrent au Sahel son statut de hub énergétique au cœur des rivalités régionales et internationales. -Les Etats-Unis, la France et la Chine s'intéressent à cette région. L'enjeu est-il le même pour tout le monde (les motivations économiques priment-elles sur le reste) ? Les motivations stratégiques ne sont pas dissociables des motivations économiques. Et si certaines puissances donnent l'impression de s'intéresser davantage aux aspects économiques dans leurs relations avec les pays de la région, comme c'est le cas de la Chine par exemple, cela n'exclut pas une lutte en sourdine avec d'autres puissances «traditionnelles» dans la région à l'instar de la France et des Etats-Unis. A titre d'exemple, Pékin mise sur son soft Power économique et technologique pour percer en Afrique, laissant de côté tout préalable politique de bonne gouvernance, d'Etat de droit et de transparence. Les Chinois sont adeptes de l'expression business as usual ! Ce n'est donc pas un hasard si la Chine s'intéresse aux énergies fossiles, aux minerais et aux ressources naturelles du Sahel en contrepartie d'une expertise en matière de téléphonie, dans le bâtiment, dans les infrastructures et dans l'énergie nucléaire. Il y a cependant un autre point à soulever. Celui de la géopolitique des tubes, c'est-à-dire des gazoducs et des oléoducs. Le Sahel se trouve être un espace charnière pour le transport du pétrole et du gaz. Les luttes d'influence entre les trois protagonistes cités dans votre question (Etats-Unis, France et Chine) se dessinent clairement sur le terrain. Le théâtre soudanais déterminera le débouché vers l'Asie du pétrole du Sud-Soudan et peut-être du Tchad via la mer Rouge, le théâtre tchadien, intermédiaire, est important pour l'évacuation du pétrole du bassin du lac Tchad, du bassin de Doba et celui du Termit au Niger, vers l'Amérique via les ports camerounais et nigérians. Enfin, le Sahel occidental (Mali et Niger) est stratégique pour la sécurité du gazoduc Lagos-Beni Saf qui reliera le Nigeria et l'Algérie pour le transport du gaz nigérian vers l'Europe. C'est dire que les manœuvres stratégiques s'expliquent en grande partie par des intérêts économiques. -La région possède des ressources énergétiques et minières considérables. Cette donne favorisera-t-elle, pour l'Occident une approche militaire, sous couvert de lutte contre le terrorisme ? La lutte antiterroriste a été le prétexte de bien d'interventions de certains pays occidentaux contre d'autres pays souverains. L'exemple de l'Irak en 2003 est désormais un cas d'école dans l'utilisation de l'alibi sécuritaire (lutte antiterroriste ou détention d'armes de destruction massive) par les Etats-Unis. Plus près de nous dans le temps et dans l'espace, l'exemple libyen. Au nom de la protection des populations civiles contre les représailles du pouvoir central, l'OTAN sous la houlette des Etats-Unis et de la France a bombardé la Libye et décapité son gouvernement. Le CNT libyen avait au préalable promis 35% de l'exploitation des champs pétrolifères aux compagnies françaises. La chose économique est toujours présente dans les stratégies des superpuissances. En ce qui concerne le Sahel, c'est l'uranium qui attise les convoitises des uns et des autres. La France pour des raisons historiques tient la dragée haute à ses concurrents au Niger. Le groupe nucléaire français Areva exploite la plus grande mine d'uranium à ciel ouvert en Afrique, à Arlit, dans le nord du pays. En septembre 2010, sept employés d'Areva ont été kidnappés par un groupe affilié à AQMI, et l'échec d'une précédente intervention française au nord du Mali pour libérer l'otage Michel Germaneau capturé en juillet 2010 au Niger fait de la France un acteur direct dans le processus de criminalisation-sécurisation du Sahel. Pourra-t-elle relever le défi de la concurrence chinoise et/ou américaine ? Quel est le prix que ces puissances voudront payer pour garantir leur présence sur le terrain ? Et quid des relations avec les pays du champ sahélien. Toutes ces questions méritent d'être posées. -Au milieu de cette instabilité et des intérêts des puissances mondiales, quels sont les risques encourus par l'Algérie du fait qu'elle partage des frontières avec des pays sahéliens? L'Algérie fait face actuellement à un lent processus de fragmentation dans son voisinage immédiat. Outre l'autoproclamation de l'indépendance de l'Etat touareg de l'Azawad au nord du Mali, c'est la Libye qui risque de connaître le même sort avec les tentations autonomistes voir sécessionnistes de la Cyrénaïque riche en hydrocarbures, et même du Fezzan au Sud. La myopie des Occidentaux dans l'affaire libyenne a conduit à l'embrasement de tout le Sahel, car en intervenant contre le colonel El Gueddafi, l'OTAN a ouvert la boîte de Pandore de l'arsenal libyen pour tous les groupes armés dans la région, ce qu'avait fortement mis en garde l'Algérie dans son analyse de la situation en Libye. Autrement dit, l'implosion du Mali est le résultat indirect de l'intervention de l'OTAN contre la Libye. C'est dire que les risques géopolitiques sont grands, l'Algérie est entourée de pays fortement instables et est confrontée elle-même à la menace terroriste sur son territoire et même ailleurs (enlèvement des diplomates algériens à Gao au Mali). Mais ce qui est capital, c'est la préservation de l'unité nationale de l'Algérie dont les richesses et la position stratégiques pourraient aiguiser bien des appétits.