L'écriture d'Assia Djebar n'est pas torrentielle. Elle est une addition de murmures. Dans Ombre sultane, réédité chez Albin Michel, on se découvre prêtant attentivement l'oreille aux bruissements d'Elles. Entre révolte et résignation. Assia Djabar n'a jamais fini de parler des femmes, des Algériennes. De leurs rapports à l'homme, à la société. D'une écriture nerveuse, débridée, Ombre sultane est paradoxalement un récit à deux voix. Mais en écoutant très fort, les deux voix s'accordent, s'épousent pour n'en former qu'une. Cette dualité n'est finalement qu'un long cri de révolte. Ombre sultane. « Deux femmes : Hajila et Isma. Le récit que j'esquisse cerne un duo étrange : deux femmes qui ne sont point des sœurs, et même pas des rivales, bien que, l'une le sachant et l'autre ignorant, elles se soient retrouvées épouses du même homme -l'Homme- pour reprendre en écho le dialecte qui se murmure dans la chambre... L'une d'elles, Isma, a choisi l'autre pour la précipiter dans le lit conjugal. » La nouvelle académicienne pose le dilemme. « Isma, Hajila : arabesque des noms entrelacés. Laquelle des deux, ombre, devient sultane, laquelle, sultane des aubes, se dissipe en ombre d'avant midi. L'intrigue à peine amorcée, un effacement lentement la corrode. ». Y a-t-il réellement un combat entre ces deux femmes ? Chacune d'elle porte en elle des souffrances, des déchirures mais aussi des révoltes. Hajila a quitté un bidonville d'Alger pour une grande demeure avec une cuisine très longue. Elle s'est mariée sans son accord. Elle ne semblait ni repousser ni désirer ce mariage. Elle ne s'y fait pas non plus. Alors, elle trouve refuge dans une transgression. Dès qu'elle se retrouve seule chez elle, elle s'empresse de sortir, d'enlever son voile et de marcher tête nue dans les rues. Les positions se figent au départ, toute communication paraissant impossible. L'autisme social atteint des proportions considérables, broyant tout le monde dans un mouvement effroyable d'enfermement. Ni Isma l'intellectuelle ni Hajila l'instinctive ne parviennent à déchirer ce voile qui les étouffe. De cet enfermement naîtra une révolte, débord timide puis de plus en plus timorée. La marche pour Hajila représente un déni à la stagnation sociale, un refus de la domination masculine mais aussi un besoin d'accaparation de l'espace. Isma, elle, entend ne pas perpétuer encore et encore des traditions conservatrices. Elle voit sa liberté dans l'épanouissement de sa fille. Cela passe par l'éducation mais aussi l'exil. Des exils. Assia Djebar trouve les mots justes, simples pour décrire des situations confuses. Son écriture nerveuse, ses phrases courtes créent un mouvement continu, tendu. Ses colères ne sont pas des torrents de larmes et de cris mais des murmures posés, réfléchis. Elle sait que marcher cheveux au vent est aussi une rébellion contre un pouvoir forcément hypocrite. Ombre sultane, laquelle de Hajila et d'Isma sera sultane et laquelle sera ombre ? « Ô ma sœur, j'ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J'ai peur que toutes deux, que toutes trois, que toutes - excepté les accoucheuses, les mères gardiennes, les aïeules nécrophores-, nous nous retrouvions entravées là, dans cet Occident de l'Orient, ce lieu de la terre où si lentement l'aurore a brillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner. » Isma a raison de s'inquiéter. L'Algérie du code de la famille (1984) a accouché moins de dix ans plus tard d'islamistes sourcilleux sur la longueur des jupes. Une fois la guerre d'indépendance finie, la femme combattante a été priée d'applaudir la révolution socialiste, de sa cuisine. Cette première trahison sera suivie de plein d'autres. Au nom du socialisme spécifique, de la révolution, de Dieu... Toutes les causes étaient bonnes pour emprisonner Isma, Hajila, Mériem. Assia Djebar ne nous donne pas la réponse. Isma et Hajila sont sultanes toutes les deux. L'ombre est l'homme. Celui-là même qui s'érige au sommet de la hiérarchie. Ombre sultane/Assia Djebar Editions Albin Michel (Février 2006)