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Algérie-Maroc : comment j'ai traversé la frontière en clandestin
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Publié dans El Watan le 25 - 05 - 2012

Elle est fermée depuis tellement longtemps (1994) qu'on en oublie le drame que vivent les familles établies des deux côtés. El Watan Week-end a franchi la frontière terrestre entre l'Algérie et le Maroc pour aller à la rencontre de celles et ceux qui ne souhaitent qu'un rapprochement entre les deux pays.
Maghnia, frontière algéro-marocaine
Dans la nuit, une petite lumière tangue, chaleureuse et bienveillante. Lahcen m'envoie un signal avec son briquet.Soupir de soulagement irrépressible. Me revoilà du côté algérien. Je reviens d'un voyage clandestin. Celui que font régulièrement des centaines de familles algériennes et marocaines, des deux côtés de cette maudite frontière fermée depuis août 1994. La veille, alors que le soleil de la mi-journée réchauffait les collines de l'Atlas, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans un pays illégalement. Depuis les élections législatives algériennes, les militaires de l'ANP et ceux des Forces armées royales ont été déployés en plus grand nombre le long de la frontière.
Du coup… l'aventure revient plus cher. En temps normal, le passage coûte entre 2000 et 4000 DA. Là, je dois payer 15 000 DA à mon passeur qui s'arrange avec son acolyte, de l'autre côté. A bord d'une Renault 25 – élue voiture locale en raison de son grand réservoir – nous nous dirigeons vers Boukadoun, à une trentaine de kilomètres au nord de Maghnia. C'est là que je dois me débrouiller seul. Emprunter un sentier, connu sous le nom de «route de l'Unité maghrébine» (ça ne s'invente pas). Parcourir une centaine de mètres dans une forêt de pins clairsemée. Percevoir, à travers les gazouillis d'oiseaux et le vent dans les arbres, d'éventuels cliquetis d'armes. Ecarter la possibilité de me faire prendre et de risquer – d'après mes passeurs –, un mois et demi de prison à Casablanca. Me faire le plus léger possible sur cette piste de cailloux qui n'en finit plus. Distinguer, avant qu'ils ne me voient, les militaires en patrouille. Cibler un arbre derrière lequel me cacher en cas de danger. Arrêter de respirer.
Zoudj Bghal
Quelques interminables minutes plus tard, j'aperçois un poste où flotte un drapeau marocain. Puis Mouh, mon autre passeur, marocain. Un professionnel de la transgression. Capable de flairer un militaire à des kilomètres. De sentir si ce soir, oui, on peut «tenter le coup». Ou si non, sans réelle raison rationnelle, il vaut mieux rester à la maison. Leur quotidien. «Si vous vous rendez aux postes frontières classiques comme celui de Colonel Lotfi, vous verrez la route fermée, barrée. Mais les allers- retours ne cessent pas pour autant. Ils continuent d'une autre manière. Vous pouvez vous rendre au Maroc en voiture, à pied ou même à dos d'âne», reconnaît Salim, chauffeur de taxi de Maghnia, qui ajoute avec malice que «la partie ouest de la wilaya de Tlemcen est la région d'Algérie où le taux de population des ânes est le plus élevé !».
Dressés tels des pigeons voyageurs pour franchir la frontière et revenir, les ânes peuvent, eux, passer là où l'homme est interdit. «Et apporter aux Marocains carburants, yaourts, biscuits… et aux Algériens du shit, spécialité du Rif», précise Hichem, adepte du trafic depuis quelques années. Un des plus célèbres lieux-dits du coin s'appelle d'ailleurs Zoudj Bghal (les deux mulets, ndlr). «Un nom qui représente bien l'Algérie et le Maroc !, plaisante Salim avant de reprendre, plus sérieux. Finalement, Maghnia est autant marocaine que sa sœur Oujda est algérienne, tellement les familles sont liées.» De Maghnia à Marsa Ben M'hidi (ex-Port-Say), située à peine 200 m de la marocaine Saïdia, station balnéaire en rapide expansion, beaucoup d'habitants rencontrés avouent avoir un oncle, une tante ou des cousins de l'autre côté de cette frontière.
Kamel raconte qu'il est né à Ahfir, au Maroc : «Ma mère est Marocaine, mon père est Algérien de naissance. Depuis l'âge de 2 ans, je vis à Maghnia. J'ai aujourd'hui 28 ans. Je me définis comme Algéro-Marocain, voire comme Maghrébin. Mais voyez-vous, cette frontière fermée n'en est pas moins un symbole pour tout le devenir de l'Union du Maghreb arabe. Que l'on soit ici à Maghnia ou à Oujda, on n'a pas du tout l'impression de changer de pays. Cette terre est la nôtre, et j'en veux aux deux Etats de ne rien faire pour œuvrer dans le sens d'une réelle entente fraternelle.» Des maisons en terrasses, une couleur ocre qui tranche avec le bleu du ciel, des moquées aux minarets travaillés… A Maghnia, rien n'indique que nous sommes en Algérie tellement le paysage ressemble à celui du Maroc.
«Nous sommes des Algéro-Marocains, comme le regretté Ahmed Ben Bella, Allah yarahmou (Ben Bella est natif de Maghnia, ndlr), s'enorgueillit Rabah, retraité. J'ai trois sœurs à Oujda, deux mariées à des Marocains, et la troisième mariée à un Algérien originaire de Aïn Témouchent. Nous ne nous voyons plus aussi souvent qu'avant, mais parfois, il m'arrive d'aller les voir, surtout lors d'occasions comme l'Aïd, mais ce court voyage coûte cher.»
Infra-rouge
Naïma, sa femme, réagit comme la majorité des habitants de la région : «Il faut rouvrir cette frontière coûte que coûte. Pourquoi parler de l'UMA alors que théoriquement nous ne pouvons pas passer entre les deux pays phare de cette UMA ? Regardez l'Union européenne ! Des pays comme la France et l'Allemagne se sont fait la guerre, mais ils ont su faire table rase du passé. On peut circuler entre ces deux pays comme si nous changions de wilaya. Pourquoi ça ne serait pas la même chose entre l'Algérie et le Maroc qui partagent la même langue, la même religion et la même culture ? Tout est là pour nous rapprocher.»
Mais les militaires veillent. La nuit, équipés de caméras infrarouges, ils sont encore plus redoutés que la journée. Un militaire, qui a tenu à conserver l'anonymat, rencontré à proximité du poste-frontière Colonel Lotfi, préfère dédramatiser : «Il n'est pas rare que nous plaisantions avec nos collègues marocains. Souvent, pendant le mois sacré du Ramadhan, nous assurons une rupture collective du jeûne. C'est cela aussi les relations fraternelles, même si la politique n'est malheureusement pas loin.» Nous empruntons la RN 7A, parallèle au tracé frontalier, pour nous rendre à l'ex-Port-Say afin d'y rencontrer Lalla Naïma, mère de famille, âgée de 65 ans : «Ma sœur habite à Saïdia, tout près d'ici. Avant 1994, nous nous voyions régulièrement chaque week-end. Tantôt j'allais la voir, tantôt c'était elle qui venait me voir. Il y a quelque temps encore, le passage à la frontière se faisait sans accroc, les douaniers nous connaissaient bien. Maintenant, c'est plus compliqué. Cette situation est devenue invivable. Krahna ! Jusqu'à quand ça va durer ainsi ? J'en veux particulièrement au gouvernement algérien qui se soucie peu de nous. Il ne faut pas oublier que c'est l'Algérie qui a pris l'initiative de fermer cette frontière, pas le Maroc. D'ailleurs, pour la petite histoire, à l'époque, mon fils aîné s'est retrouvé bloqué pendant plus d'une semaine là-bas. Il va bien falloir la rouvrir cette frontière. Vous verrez bien de l'autre côté qu'ils sont dans la même situation que nous. Vous autres à Alger, vous vous souciez plus du prestige de notre pays en soutenant ce statu quo plus que ces familles déchirées à cause d'intérêts politiques.»
«Ahna khout !»
A quelques encablures de Marsa Ben M'hidi, un paysage féerique où une série de drapeaux algériens fait face à une rangée de drapeaux du royaume chérifien, de l'autre côté d'un oued. Lahcen, mon passeur, fait un drôle de guide touristique : «Ici, c'est un point de rencontre très prisé en été. Des deux rives, les touristes et les gens de passage se saluent à défaut de pouvoir se serrer la main. Voilà le vrai visage de l'Union du Maghreb arabe.» Une fois passé du côté marocain, je prends la direction de Saïdia, station balnéaire appelée à devenir la «Marrakech méditerranéenne», sur la P 6000, parallèle à la RN63, parallèle à la frontière. Je pars rencontrer Lalla Aïcha, la sœur aînée de Naïma. Accueil chaleureux.
D'emblée, elle lance «un appel au président Bouteflika et à Sa Majesté Mohammed VI. Rouvrez la frontière. Mettez vos différends de côté. Pensez à nous. Ya Si Abdelaziz, n'oublie pas que tu es né à Oujda, que tu as une dette à l'égard de ton pays natal. Ici, nous avons eu beaucoup d'espoir lorsque tu es devenu président en 1999. Matensech, ahna khout !» Les larmes aux yeux, elle continue : «Je commence à vieillir, je ne peux plus subir ce genre de traversée. En plus, ça nous coûte de plus en plus cher. Vous me voyez, à mon âge (70 ans), faire plus de 600 km jusqu'à Casablanca, prendre l'avion jusqu'à Oran ou Alger, pour revenir à 200 m de chez moi ? Honte à nos dirigeants ! Ils ne se soucient pas des revenus modestes et de la santé des gens.»
Sélecto et Rym
Plus tard dans la journée, je prends la route pour la capitale de la province de l'Oriental, la sœur jumelle de Maghnia, Oujda, autre symbole. Nettement mieux pourvue en infrastructures, puisqu'elle dispose même d'un aéroport international, Oujda n'en rappelle pas moins qu'elle est la plus algérienne des villes marocaines. Tout ce qui se consomme ou presque est algérien, du Sélecto aux cigarettes Rym. Seuls le drapeau et la monnaie changent. Musicalement, c'est le raï qui domine avec une dose de reggadda, le style local. Mohamed El Chergui, guide touristique, nous attend sur la terrasse d'un café.
«Bienvenu à Oujda, cher frère. Je pense que tu as pu constater qu'il y a peu de changements par rapport à l'Algérie. Cette ville est celle du royaume où il y a la plus forte population algérienne. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que nos frères algériens disposent d'un consulat ici même.» Il continue émettant ce souhait que «la frontière rouvre rapidement. Ici, nous souhaitons même mieux encore. Pourquoi pas un jumelage entre Oujda et Maghnia, avec d'intenses échanges tant économiques que culturels d'ailleurs ? Nous sommes un seul et même peuple.» Un seul et même peuple, ces mots revenaient souvent de la part d'Algéro-Marocains, mais également de simples citoyens marocains comme Jamila, 34 ans, employée à Attijariwafabank, habitante de Oujda, mais originaire de Meknès.
«Rana chaâb wahed»
«J'ai toujours admiré l'Algérie. Mais je ne comprends pas pourquoi cette frontière est fermée. En 2009, alors que notre équipe nationale a vu sa qualification pour la Coupe du monde compromise, nous étions tous derrière les Fennecs, et lorsqu'ils ont arraché leur billet pour l'Afrique du Sud, croyez-moi, nous avons fait la fête aux quatre coins du royaume.» Dernière étape marocaine, Ahfir, où nous attend la famille maternelle de Kamel, rencontré à Maghnia. Lalla Soumaya, la tante de Kamel, heureuse de recevoir chez elle un «frère de sang», affirme recevoir régulièrement des membres de sa famille établis de l'autre côté de la frontière. «Mes enfants, poursuit-elle, vont souvent en Algérie. D'ailleurs, mon fils Moumen va se marier cet été avec une Algérienne de Nedroma. Pour nous, il n'y a aucune différence entre Marocains et Algériens. Rana chaâb wahed.»
La nuit tombe. Mouh, mon passeur marocain, est inquiet. Il passe quelques coups de fil, jonglant avec ses deux indispensables puces, une algérienne, une marocaine. Les militaires se font plus nombreux. Et pourtant, nous devons rentrer à Maghnia. Retrouver Lahcen et sa Renault 25. Tard dans la nuit, nous retrouvons la fameuse route de l'Unité maghrébine. La présence militaire est palpable. Le stress de mon passeur aussi. Je ne reconnais plus la route empruntée le matin même. Les oiseaux ne gazouillent plus. Le vent dans les arbres s'est tu. Le bruit de mes pas me renvoie un écho assourdissant. La fraîcheur de la nuit me fait frissonner. L'Algérie est donc si loin ? Et puis soudain, je l'aperçois. Dans la nuit, chaleureuse et bienveillante, cette petite lumière qui tangue.


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