Notre reporter revient avec une juxtaposition de scènes de la vie quotidienne de la région frontalière où, en attendant la réouverture, le “trabendo” continue de prospérer. Comme un pied de nez à la brouille qui dure depuis 20 ans entre l'Algérie et le Maroc L'Algérie vue du ciel peut couper le souffle au plus aguerri des itinérants. Elle est verte, marron, mauve, jaune, bleue, blanche… C'est une palette folle, chantante, rieuse. Géométriquement, elle dessine toutes les formes que les mathématiques ont défini. C'est une toile que nul pinceau ne peut reproduire. L'Algérie vue du sol provoque le rot, parfois le spleen. Toujours la déprime. Quelle ville se distingue d'une autre en Algérie ? Quelle région est singulière ? Partout, les mêmes façades, les mêmes boulevards (sic !). La même nourriture, les mêmes produits, les mêmes enseignes, les mêmes prix, les mêmes escrocs… Suffit ! Tlemcen m'a tout de même séduit. Elle n'a pas trop concédé aux maquignons et importateurs “taïwan”. Elle a préservé ses murs et sa dignité. Cette ville demeure ville et belle elle était, belle elle reste. Bien sûr, de l'argent y circule mais, pudique, elle ne l'étale pas. Quand elle le montre, elle l'enrobe dans du beau. Dans du kaftan. Tlemcen, a-t-on coutume de dire, ne tolère pas l'étranger. C'est une cité jalouse de sa précocité. Elle a eu bien raison de se préserver. Elle a survécu aux “gremlins” du container. Les Zianides (l'hôtel), le Mechouar, la poste, la prison… Tout est encore là, intact, comme un défi à la déraison qui s'est saisie des Algériens et de leurs décideurs. Maghnia Au temps de l'économie planifiée, elle était La Mecque du trabendo, c'est de là que nous vient ce vocable, d'ailleurs, c'est de ce petit village et de son cœur (Joutia, le marché) que nous parvenaient tous les produits qui manquaient sur le marché algérien, c'est-à-dire à peu près tout. Notamment les alcools forts. La prohibition a commencé en 1976… C'était au temps où un “jean” était un signe extérieur de richesse. On était encore loin des “quatre phares”… En face, Oujda s'étalait, investissait, construisait, accueillait, se frottait les mains. En plein conflit maroco-sahraoui, les frontières se laissaient violer comme un tendre emmental. Le shit embaumait les rares rues de Maghnia. Même l'intérieur du défunt cinéma El-Asfour n'y échappait pas. La donne a bien changé depuis. L'Algérie, désormais, nourrie par la contrefaçon et l'informel, n'a plus besoin du Maroc. Le toc algérien est meilleur que le marocain. De plus, il est moins cher. Du coup, les trabendistes se retrouvent pris dans leur propre piège. D'un côté et d'un autre de la frontière. Orphelins mais jamais à court d'idées. Plus de fripes ? Plus d'alcool ? Qu'à cela ne tienne. Chaque époque génère des manques nouveaux, des profits à imaginer et à prendre. Maghnia. L'hôtel Palmier. Le patron est du 9 cube. Seine-Saint-Denis. Il est sympathique. Le lieu est propre. Au matin, je prends des contacts. Le Maroc n'exige plus de visa d'entrée au Algériens, mais on ne peut s'y rendre qu'en avion. Les limites terrestres sont fermées. Par la route, on ne peut en aucun cas rentrer chez nos voisins. Il faut donc, si j'ai envie de les rencontrer, que j'y aille avec un passeur. La chose s'avérera aisée. En attendant, je cherche à changer quelques dinars en dirhams. Pas plus difficile. Quelqu'un vient me prendre en voiture et après quelques circonvolutions en ville, nous atterrissons dans une échoppe qui n'a rien à vendre, à l'exception… de devises étrangères ! Toutes les devises ! Un véritable bureau de change avec calculette et cours boursiers, tenue par un barbu. Ça donne une idée de ce qu'aurait été la république islamique. Je change. 1 060 DA donnent droit à 100 DH. J'en prends 500 (en monnaie marocaine). J'estime cette somme largement suffisante pour jeter un coup d'œil à Saïdia, ville limitrophe de Marsat-Ben-M'hidi en Algérie. On me prend en charge à Maghnia, je m'ébranle en direction du Maroc, sans aucun papier en poche, tranquille. On y pénétrera à partir de El-Achach, actuelle Souani. En face, on arrivera à Béni Drar, un douar marocain. Abdellah, qui conduit une Mercedes blanche tellement déglinguée qu'elle ferait pleurer l'Allemagne entière, accepte de m'accompagner. La trouille revient. Et si les Mekhaznia… On prend un chemin goudronné. Au bout de quelques centaines de mètres, le bitume rend l'âme. La boue commence. Sur notre droite, je remarque un immense trou et une digue interminable. Abdellah m'explique : “C'est un barrage qui a été édifié en 1977. Il n'a jamais reçu une goutte d'eau. Ici, l'Algérie a claqué des milliards. Il y a eu une erreur capitale au départ. On l'a construit au beau milieu d'une ville (El-Achach). Plus tard, on s'est rendu compte que les sociétés étrangères qui l'ont réalisé l'ont truffé de malfaçons.” Le barrage de Souani est une insulte à l'ingénierie, à l'économie et au bon sens ! Qu'à cela ne tienne, nous avançons. Premier barrage militaire, deuxième barrage militaire. Algériens. Nous rentrons comme dans du beurre. Me voici au Maroc. Béni Drar, un village qui fut autrefois agricole, sent l'essence et le mazout. Les relents d'hydrocarbures se répandent des kilomètres à la ronde. La terre est imbibée de pétrole. Tout animal qui peut porter une charge est utilisé. Derrière chaque arbre, chaque buisson, des pompes à essence improvisées. Des jerricans bleus de 30 litres. Des centaines de jerricans. Et partout des voitures immatriculées en Algérie, nanties de double réservoirs qui font le plein chez Naftal en face, et qui viennent déverser ici leur cargaison pompée par des bouches qui ne connaissent plus, depuis longtemps, que le goût du naft. Ils font, chaque jour que Dieu fait, trois, quatre allers-retours entre l'Algérie et le Maroc. Ça rapporte beaucoup sans trop de risques. Les risques sont annihilés par la tchipa. Nadir, un Marocain de Béni Drar, s'est construit un abri de fortune en parpaing, il couche au milieu de 2 000 litres d'essence. Il s'en fout, il brasse des millions. Il a, à longueur de journée, une cigarette au bec. “Et si ça pétait Nadir ?” Haussement d'épaules : “Bof !” La mort au bout des doigts, il fait, vit son commerce. Il se plaint : “La dernière fois, ils sont venus (les mkhaznia), ils m'ont tout saisi. Même la voiture. J'ai proposé 2 000 DH (20 000 DA) pour récupérer mon véhicule, voire seulement pour rencontrer le douanier qui m'a saisi le Boxer. Il n'a pas voulu me rencontrer.” Kafkaïen ! Les contrebandiers sont très organisés. Ils ne se marchent pas sur les pieds. Ils ont ainsi subdivisé la ligne qui nous sépare du Maroc en points de passage en fonction des produits à “exporter” ou à “importer”. Triq Ezzerga et Laâchach ont hérité de la farine, mazout, essence et rond à béton qui quittent l'Algérie en quantités considérables. À Ouled Kaddour, un autre poste frontalier, échoit l'alcool et le kif qui prend donc le chemin inverse. À l'instar de Ouled Kaddour, le poste Colonel Lotfi reçoit du Maroc le textile, surtout les djellabas et les jeans… Une Renault 25, peut prendre, quand on la transforme, jusqu'à 50 jerricans de 30 litres. 12 750 DA de bénéfice net le voyage ! Ceci est à multiplier par trois ou quatre allers et retours/jour… Béni Drar, au Maroc. Je demande à aller à Saïdia. Distance : environ 20 km. Le clandestin marocain qui devait m'y amener me prend pour Crésus. Il propose : “15 000 DA, j'accepte les dinars pour la distance. Je viendrai te reprendre le soir.” Pour les Marocains, notre monnaie c'est du papier à cigarettes. Je refuse sec. Il négocie. “Reviens demain, mon père t'emmènera pour un bidon d'essence. Tu te rends compte, entre Béni Drar et Saïdia, il y a quatre barrages qu'il faut arroser. 100 DH, chacun...” Je reviens en Algérie et décide de rallier Marsat-Ben-M'hidi. D'ici, j'ai le Maroc au bout du regard. À l'époque, un grillage était érigé en pleine mer séparant le village de Saïdia la marocaine. La fière, l'illuminée. Parfois Saïdia augmentait le volume des sonos de ses boîtes de nuit pour arroser port Say (Marsat-Ben-M'hidi) de ses décibels. Pour narguer. Le Maroc, ici, est séparé de l'Algérie par un ruisseau qui se prend pour un oued. Côté algérien, tout va doucement. À un empan, en face, les Marocains bêchent la terre. Pourquoi ? M. Fenidek Djamel, président d'APC, commente : “Ici, les gens ont abandonné la terre, qu'elle soit publique ou privée. Il y a eu trop de sécheresse. L'eau de Marsat-Ben-M'hidi est, de surcroît, salée. Ici, l'agriculture était rudimentaire, le manque d'eau a mis les cultivateurs en faillite. Elle ne peut plus remonter.” Pourquoi donc tout marche en face ? S'il y a sécheresse ici, il y a sécheresse là-bas ! “Non, eux, ils ont de l'eau douce qu'ils ramènent, je crois, de Berkane, plus au Sud.” Marsat-Ben-M'hidi était, il y a quelques années, un éden avec son interminable plage bordée d'eucalyptus, ses criques, creusées dans le quartz, l'or, ses perspectives, son ciel, son horizon. C'est devenu un Acapulco pour pays émergeants. C'est-à-dire un alignement d'immeubles dévoués au tourisme qui sont venus effacer la mémoire du lieu. Les vieilles bâtisses sont en ruine. Belkhadem, qui y passe chaque année ses vacances, pourrait en témoigner. 5 400 habitants en hiver, elle reçoit 4 millions de visiteurs chaque été. Saïdia, sa concurrente marocaine, vit toute l'année. Allez savoir pourquoi ! Un conseiller municipal explique : “Ici, nous sommes très conservateurs. Notre politique est orientée vers le tourisme populaire et familial. Saïdia, elle, est tournée vers l'animation et le tourisme européen.” Il faut croire, au vu des embrouilles dans lesquelles est empêtrée la municipalité de Marsat-Ben-M'hidi, que la première politique ne paie pas trop. D'autant plus qu'en matière de conservatisme, on n'a pas grand chose à apprendre aux Marocains... Saïdia, à 14 km de la plage. Tous les matins, ce ruban rutile, après avoir été passé de nuit à la cribleuse. Pas un mégot ne traîne sur le sable. Malgré tous les efforts de la mairie de Marsat-Ben-M'hidi, la plage reste jonchée de sacs en papier et de papiers en tous genres. Le maire : “En été, on ne peut pas travailler de nuit. La plage reste bondée jusqu'à 4h du matin. Nous ramassons tout de même nos ordures avec des tracteurs. Pourquoi ne nous affecte-t-on pas un camion à ordures ? On n'a pas de culture touristique en Algérie. L'estivant, ici, ne contribue même pas à 0,1% à la propreté de son lieu de vie, de sa plage. Dans leur cité, ils jettent leurs ordures par le balcon. Ils font la même chose ici, lorsqu'ils viennent en vacances.” À Saïdia, les avenues, rues et ruelles sont nickel. À port Say, elles sont toutes défoncées. Réponse : “Nous avons des projets : renouveler les réseaux d'assainissement. Nous attendons le gaz, l'eau... À quoi sert de revêtir les rues aujourd'hui pour les défoncer demain.” Marsat-Ben-M'hidi attend Godot. En attendant, ses propositions ne parviennent pas à l'autorité centrale. La courroie de transmission est cassée. La mairie est fâchée avec la daïra depuis le 14 février 2005. Déroutant ! Les 22-23 mars 2005 s'est tenu à Alger le Sommet arabe. Un événement, semble-t-il. Ce qu'en attendent les frontaliers de l'Ouest, c'est tout juste ce réchauffement entre l'Algérie et le Maroc, l'issue du tête-à-tête Bouteflika-Mohammed VI. Bien entendu, tout le monde ici souhaite la réouverture des frontières terrestres, mais personne ne veut les voir béer à n'importe quel prix. En dépit de relations intenses au niveau familial, ils imaginent ces retrouvailles dans le cadre, avant tout, d'une économie complémentaire. “À l'époque où la frontière était ouverte, seul le Maroc profitait de la manne algérienne.” Rabah Souadji, promoteur immobilier, loueur d'appartements à Marsat-Ben-M'hidi, panique déjà : “Je serais perdant face au tourisme marocain qui a des mécanismes huilés depuis longtemps, qui est moins cher et qui offre des prestations meilleures.” Les Algériens veulent savoir ce qu'il adviendra de leurs terres et biens immobiliers qui ont été spoliés par le Maroc. Ils veulent savoir ce que va faire ce pays du dossier pollution de l'oued Mouilah, où Oujda déverse tous les résidus de ses industries. Trente années de fâcherie ont laissé beaucoup de traces, lésé beaucoup de familles. En dehors des problèmes politiques, des tas d'inextricables situations sociologiques et humaines devaient être mises sur la table en marge du sommet, lors de l'aparté Bouteflika-Mohammed VI. L'espoir fait vivre En attendant, cheikha Habiba de Bel-Abbès réside à Marsat-Ben-M'hidi dans l'unique bar, sans nom, celui de Hakim, qui se transforme en cabaret le soir. Tous les jours, elle pense à sa carrière, à son chant pillé. À ses droits d'auteur qu'elle n'a jamais touchés. Au petit matin, elle jette un œil sur Saïdia, le Maroc, là à un jet de pierre. Elle songe au jour où… M. O.